1) L’allongement des délais légaux d’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse.
Des chiffres démentis
L’exposé des motifs de la proposition de loi affirme que « 3 000 à 5 000 femmes partent avorter à l’étranger, pour raison de dépassement des délais légaux en France ». C’est le même chiffre qui avait été avancé lors de l’allongement des délais en 2001. Les pays receveurs – Belgique et Espagne, en particulier – ne confirment pas ces chiffres.
Selon les données consignées dans le rapport de la Délégation aux droits des femmes du 16 septembre 2020 sur l’accès à l’interruption volontaire de de grossesse (IVG), les estimations variaient de 80 à 1000 Françaises venant subir une IVG hors délai en Espagne et de 810 Françaises s’étant rendu aux Pays-Bas en 2018.
Dans son opinion sur l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines de grossesse publiée en décembre 2020, le Comité consultatif national d’éthique se fonde sur des estimations approximatives du nombre de femmes qui dépasseraient les délais légaux en France, considéré selon eux entre 1500 et 2000 en 2018. En 2018, 31 Françaises non résidentes ont été prises en charge en Grande Bretagne, 810 aux Pays-Bas, un chiffre en constante diminution (réduction de moitié depuis 2011), et 250 en Espagne (chiffre estimé). Au total c’est une peu plus d’un millier. D’autre part le CCNE évoque une étude publiée en 2020 (Zordo et al.) effectuées sur 204 femmes dont 47 Françaises qui ont eu recours à l’IVG en Angleterre, aux Pays-Bas et en Espagne. Elle laisse apparaitre le chiffre médian de 19 semaines pour la prise en charge de l’IVG.
Nous ne disposons aujourd’hui d’aucune analyse fiable ni sur les chiffres ni sur les raisons pour lesquelles un certain nombre de femmes iraient à l’étranger. Ces données pourraient nous éclairer sur les carences éventuelles des politiques publiques et les politiques de prévention à conduire.
La crise sanitaire n’a pas provoqué d’IVG plus tardives.
Alors que les partisans de l’allongement des délais de recours à l’avortement avaient agité la menace d’une hausse d’IVG tardives à cause de la pandémie en 2020 pour faire pression sur les pouvoirs publics, les chiffres montrent que la crise sanitaire n’a pas entrainé un décalage des IVG dans le temps, comme le souligne le dernier rapport de la DREES sur les statistiques de l’IVG de 2020.
« Effectuer une IVG à quatorze semaines de grossesse n’a rien d’anodin. »
Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, on peut lire « qu’aucun argument médical ou scientifique ne justifie de s’opposer à l’allongement des délais ». En réalité, sur un plan médical, l’opération est rendue plus complexe compte tenu de la plus grande taille du fœtus.
Dans un communiqué, l’Académie nationale de médecine s’est opposée à l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG de 12 à 14 semaines en ces termes : « En portant ce délai à 16 semaines d’aménorrhée [14 semaines de gestation, ndlr], on augmente le recours à des manœuvres chirurgicales qui peuvent être dangereuses pour les femmes et à une dilatation du col plus importante susceptible de provoquer des complications à long terme comme un accouchement prématuré. » Pour l’académie, « cet allongement entraînera inéluctablement une augmentation significative des complications à court ou à long terme ».
Le Collège national des gynécologues obstétriciens de France (CNGOF) a, quant à lui, fait part de ses réserves au sujet de l’allongement du délai légal de l’IVG de 14 à 16 semaines considérant que “le geste d’IVG chirurgicale entre 14 et 16 SA change de nature” : « à 14 SA une aspiration du contenu utérin est encore possible. A 16 SA, il est nécessaire de dilater davantage le col utérin au risque de créer des lésions définitives, pouvant être responsables d’accouchements prématurés ultérieurs”, détaille le Collège des gynécologues-obstétriciens, citant les mêmes problématiques que l’Académie de médecine. Le Collège estime en outre que “les gestes nécessaires au-delà de 14 SA peuvent donc être sources de complications pour les femmes et leur pénibilité pourrait entraîner une désaffection des professionnels de santé qui les réalisent aujourd’hui. »
Le professeur Nisand, président du CNGOF (Collège National des gynécologues et obstétriciens) reconnait qu’il s’agit d’un acte lourd « Concrètement, à douze semaines, un fœtus mesure 85 millimètres, de la tête aux fesses. A quatorze, il mesure 120 mm et a la tête ossifiée. Ce qui veut dire qu’il faut couper le fœtus en morceaux et écraser sa tête pour le sortir du ventre. On peut donc comprendre que ce soit assez difficile à réaliser pour beaucoup de professionnels. »
Si le CCNE dit ne pas voir d’objection, sur le plan médical, à cet allongement de délais, il reconnaît pourtant que plus l’avortement est tardif, plus ses conséquences psychologiques sont lourdes pour les femmes et aussi pour les soignants. En ce qui concerne les suites, le site Ameli.fr précise que « pour les grossesses de plus de 15 semaines d’aménorrhée (ou 13 semaines de grossesse), un traitement peut être prescrit pour faciliter les suites de couches et éviter la montée de lait ».
La France n’est pas en retard
Le 13 octobre, sur France Info, le ministre de la Santé, Olivier Véran, affirmait que la France se situait en 18ème position sur 27 en Europe concernant le délai de l’IVG, qui serait inférieur à la moyenne européenne. Plusieurs articles de presse remettent en cause ces propos :
« Allongement du délai de l’IVG : la France est-elle vraiment en retard sur ses voisins ? » sur lci.fr
« IVG : la France est-elle à la traîne sur les délais légaux en Europe, comme l’affirme Olivier Véran ? » sur francetvinfo.fr
Aucun soutien n’est proposé dans la proposition de loi
Avorter hors délai peut être le résultat d’une forte détresse et peut également être signe de forte pression sociale ou en provenance de l’entourage.
La condition des femmes enceintes faisant face à une détresse mérite toute l’attention de la société. Le regard extérieur posé sur les situations personnelles peut avoir un impact déterminant sur la poursuite ou non d’une grossesse, spécialement quand des perspectives d’accompagnement et de soutien ne sont pas offertes. Des femmes avouent leur déchirement d’avorter de leur enfant à naître à cause de leur situation matérielle, affective ou psychique. Cela doit nous interroger collectivement sur les réelles solidarités à exercer. Une détresse doit toujours être écoutée. Et la réponse à une détresse, c’est d’en combattre les causes, et de la soulager en accompagnant et en soutenant les femmes dans leurs besoins. L’IVG ne devrait jamais s’imposer comme une solution de fatalité. C’est en réalité discriminatoire et d’une grande violence pour les femmes.
Or en regard de cette disposition d’allongement des délais, aucune alternative ou soutien spécifique n’est proposé dans cette loi.
2) La suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG
Cette proposition de loi supprime la clause de conscience spécifique. Le texte en l’état ne retient que le fait de soumettre le refus de pratiquer une IVG au devoir de communiquer le nom d’un autre praticien, seulement pour les médecins et les sages-femmes :
« Un médecin ou une sage‑femme qui refuse de pratiquer une interruption volontaire de grossesse doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention selon les modalités prévues à l’article L. 2212‑2 »
Cela aboutit en réalité à une inversion des charges : ne pas être tenu de pratiquer un acte est différent de refuser de le pratiquer. Il ne s’agit plus de clause de conscience.
D’après les auteurs de la proposition de loi, il y aurait une « double clause de conscience », une spécifique à l’IVG et l’autre de nature générale, qui figurerait dans le code de déontologie du médecin (article R.4127-47). Les deux clauses auraient la même portée et concerneraient tout le personnel soignant. Et donc il y aurait une clause de trop (celle de l’article L2212-8 du code la santé publique), qu’il faudrait supprimer pour ne pas « stigmatiser » l’IVG par rapport aux autres actes médicaux.
Cet argument est fallacieux pour au moins quatre raisons :
1° La clause générale existait avant la loi de 1975 sur l’avortement. Si donc le législateur a cru bon d’en introduire une spécifique à l’occasion du vote de cette loi, c’est bien qu’il fallait une protection supplémentaire pour le médecin, compte tenu de la portée de l’acte en cause. Refuser de supprimer une vie n’est pas la même chose que de refuser de prendre en charge un patient qui se présente, ou refuser de prescrire certains traitements médicaux.
2° La clause générale du médecin est de portée plus restreinte. Celle-ci commence par le principe suivant : « Quelles que soient les circonstances, la continuité des soins aux malades doit être assurée. » Ce principe limite le pouvoir d’appréciation du médecin dans au moins deux circonstances citées dans le texte, « le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité ». Ce cadre juridique est de fait plus restrictif et plus contraignant pour le médecin que l’affirmation solennelle selon laquelle « un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse ».
3° La clause générale n’est pas de nature législative, mais réglementaire. La différence est fondamentale. Une loi apporte une garantie de liberté bien meilleure qu’un décret ministériel. Une loi ne peut être modifiée que par une autre loi discutée au Parlement, avec des débats, des amendements, des votes, une censure possible du Conseil constitutionnel, etc. Un décret peut être modifié du jour au lendemain par le gouvernement, sans contrainte particulière auprès de l’opinion publique ou des élus. Si on supprime la clause de conscience de l’article L2212-8 du code de la santé publique, de nature législative, il ne restera plus que celle de l’article R.4127-47, de nature réglementaire, donc beaucoup moins protectrice.
4° La clause générale n’existe pas pour tous les autres personnels soignants. Certes, une clause générale similaire à celle du médecin existe pour des sages-femmes (article R.4127-328 du code de la santé publique), et pour la profession d’infirmier (article R.4312-12 du même code). Mais ces clauses générales, de nature réglementaire, comportent les mêmes limites et conditions que celle du médecin (voir analyses dans le 2° et le 3°). Par ailleurs, il existe d’autres professions qui n’ont pas de clause générale et qui pourraient être amenées à participer, de près ou de loin, à la réalisation d’une IVG, comme par exemple celle d’aide-soignant. Or la clause spécifique IVG dispose clairement que « Aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit, n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse. »
On ne peut en effet pas forcer un professionnel à agir en contradiction formelle avec sa conscience. Il s’agit d’un droit fondamental des soignants qui sont tenus d’agir en responsabilité et de manière éclairée. Le CCNE rappelle d’ailleurs que l’IVG est un « acte médical singulier » qui justifie le maintien de la clause de conscience spécifique pour les professionnels de santé. L’Ordre des médecins s’est, de son côté, opposé à la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, deuxième mesure phare de cette proposition de loi. L’organisation juge que «ni la disparition de la clause de conscience ni l’allongement des délais légaux […] ne permettront de répondre aux difficultés qui peuvent, aujourd’hui encore, se poser à nos concitoyennes souhaitant avoir recours à une IVG ».
Supprimer cette clause reviendrait à transformer les professionnels de santé en prestataires de service ce qui remettrait en cause la spécificité de ces professions, à l’encontre de la déontologie médicale. De nombreux professionnels seraient alors insécurisés. Interdire la liberté de conscience, c’est la porte ouverte à des discriminations contraignant certains à abandonner leur métier. Autant dire qu’il s’agit d’une atteinte à la liberté d’expression et de pensée contraire aux droits de l’Homme.