Et si l’euthanasie était une régression sociale ?
Et si l’euthanasie était une régression sociale ?
Partie I
La légalisation de l’euthanasie ou du suicide assisté pourrait masquer une régression sociale. C’est le message dérangeant d’un livre d’arguments très étayés et publié récemment. Ecrits à deux mains par une médecin et une psychologue clinicienne, il s’intitule : L’euthanasie, un progrès social ?. Les auteurs parlent d’expérience, travaillant dans les soins palliatifs depuis de nombreuses années dans le département de la Seine Saint Denis (93).
En quatrième de couverture est imprimée une question centrale souvent occultée dans les débats et évitée par les partisans de la légalisation: “Quel projet voulons-nous collectivement pour les plus vulnérables ?”.
Déconstruisant le slogan “c’est un progrès social”, les auteurs dénoncent un discours convenu dont la visée est essentiellement individualiste. En toile de fond des revendications d’euthanasie, il y a une conception étroite de la liberté, qui résiderait dans le maximum de choix individuels que la société est chargée de fournir. Derrière l’image lisse d’un choix libre et volontaire, “éclairé” comme le disent les promoteurs de la mort médicalement provoquée, les questions à se poser abondent :
Comment parvenir à un consentement libre sous le poids de la souffrance : si elle est mal soulagée ? Si le malade est isolé, dépourvu de perspectives et de soutien ?
Comment les équipes médicales prennent-elles en charge la dimension psychologique et relationnelle de la maladie, au-delà des aspects techniques ?
Et crucialement aujourd’hui, ces équipes ont-elles les moyens d’un accompagnement fidèle au serment d’Hippocrate ? La crise actuelle du système de santé étend une sombre perspective sur ce point.
“Dès les procès de Nuremberg, un doute s’est glissé quant à la moralité de la science…on ne peut plus faire l’économie d’une réflexion morale sur les expérimentations scientifiques ni même sur les thérapeutiques proposées“.
Et en effet, l’euthanasie a un lien avec les avancées techniques. Les auteurs rappellent que certains médecins néonatologistes ont réclamé la légalisation de l’euthanasie de trop grands prématurés en disant “il faut pouvoir défaire ce que l’on a fait”. Ainsi, l’euthanasie est souvent l’autre face de l’obstination déraisonnable, le geste qui supprimerait le patient après l’avoir traité, non comme une personne, mais un cas.
Derrière les demandes d’euthanasie, les peurs de l’individu contemporain : souffrance et indignité.
Dans la deuxième partie du livre, les auteurs affrontent deux motifs fréquemment invoqués pour légaliser la mort médicalement administrée : la souffrance et le sentiment d’indignité. Dénonçant aux passages la manipulation de certains sondages, et s’appuyant sur leurs pratiques, elles interrogent les représentations convoquées dans ces figures de malades pour lesquels on ne pourrait plus rien faire. S’appuyant sur nos vécus communs, elles rappellent que “la souffrance, comme le bonheur, la joie, la douleur et la peine sont constitutifs de l’expérience humaines. On voit mal pourquoi la fin de vie ne fonctionnerait pas, banalement, comme ce qui la précède“.
Par ailleurs, citant la théorie du double effet, les auteurs affirment que la loi permet déjà de soulager les douleurs physiques jusqu’à la perte de conscience, quand c’est nécessaire. Cependant, toute souffrance a une dimension existentielle qui peut aussi signifier le refus d’abandonner une lutte contre la maladie, de se résigner à la mort. Citant deux jeunes hommes atteints de cancer en phase terminale, les auteurs écrivent que leur refus de se laisser “apaiser” pouvait être “un accomplissement subjectif… La souffrance qu’on dit rebelle peut aussi parfois être une résistance“.
Mesurer la souffrance, établir une limite au-delà de laquelle il serait permis de déclencher une mort médicalement administrée n’a pas de sens :
” Les pays voisins nous donnent un aperçu de l’impossibilité de tracer une ligne et les raisons qui permettent de demander l’euthanasie ressemblent de plus en plus à un recensement de toutes les pathologies et souffrances, psychiques ou physiques que l’être humain peut expérimenter“.
Par ailleurs, le livre souligne la difficulté du message double, voire duplice, sur le suicide assisté : “comment légitimer l’accès à la mort sans pour autant faire l’apologie du suicide ?“. Qu’adviendra-t-il de l’appel à assister une personne en danger ? Et le livre rappelle : ” le sujet est loin d’être anecdotique : chaque année entre 85, 000 et 90, 000 personnes sont hospitalisées à la suite d’une tentative de suicide“.
La douleur peut se traiter, la souffrance a une dimension existentielle complexe qui rend la légalisation de l’euthanasie problématique. Plus encore, les auteurs braquent le projecteur sur les conditions de vie et de soins qui peuvent conduire à des demandes d’en finir. “Plusieurs cas canadiens nous montrent que l’euthanasie peut être aussi la solution à la misère sociale“.
Ecoutant la revendication de “mourir dans la dignité”, Isabelle Marin et Sara Piazza font ressortir un point majeur. Sous ce terme de dignité, c’est la représentation “d’un être érigé comme performant et valide, individu indépendant et autonome“. On est ici au cœur ici de la question de l’accueil de la dépendance, de la vulnérabilité, de la finitude, dont aucune vie ne peut prétendre s’affranchir sans s’illusionner. Avec une pointe d’humour, les auteurs rappellent que “ chez certains, la dépendance et la vulnérabilité peuvent être tolérées : un être humain que l’on doit nourrir et changer, qui bave et fait ses besoins sur lui peut susciter admiration et valorisation, s’il a moins de 18 mois“.
La question du regard est centrale, pour chacun et pour toute la société. L’espace éthique Île-de-France rappelle d’ailleurs que “mettre en cause la valeur et la dignité de l’existence de la personne la fragilise davantage, compromet tout investissement des proches et des soignants…”.
Enfin, les auteurs abordent la délicate question de l’agonie. Assimilée dans les représentations communes à un temps de souffrance inutile, elles rappellent que, dès lors que les moyens sont donnés pour soulager les douleurs et l’angoisse, “l’agonie n’est pas pathologique en tant que telle mais témoigne du temps que parfois un sujet peut prendre pour mourir“.
L’absence de maîtrise de ce temps par les soignants et les proches “signe parfois l’expérience subjective même du sujet, quand bien même il serait inconscient“. Même en toute fin de vie, il est bon que la personne reste sujet de sa vie et échappe à la maîtrise, voire l’emprise, des autres. L’interdit de tuer se révèle ici protecteur.
Et si l’euthanasie était une régression sociale ?
Partie II
Derrière le masque de l’autonomie et l’égalité, la mainmise d’un “biopouvoir”.
La volonté de maîtrise totale, pourtant illusoire, est à l’œuvre dans une grande partie des revendications de légaliser l’euthanasie.
Une forte contradiction fissure le discours des partisans de la légalisation de l’euthanasie. Ceux-ci prétendent reprendre le contrôle sur leur vie, et sur leur mort. Ils dénoncent le pouvoir médical sur les malades, tout en exigeant que la capacité décisionnaire et d’action soit accomplie par des représentants du pouvoir médical.
En effet, c’est bien des médecins qui examinent le dossier, prescrivent, et dans l’euthanasie, administrent le produit létal. En l’état actuel de la loi, les médecins n’ont pas de droit de mort sur les patients. Mais cela se produira en cas de légalisation : “l’illusion d’être dans une utilisation du pouvoir de la médecine et du médecin pour décider soi-même de sa mort bute sur le pouvoir, in fine, décisionnaire du médecin“. Ce pouvoir du médecin est tout aussi réel dans le cadre d’un suicide assisté.”
A un moment ou à un autre, la demande est bien faite d’être aidé par la médecine (sa compétence à produire une substance) qui passe par une validation de celle-ci (autorisation) et par une prescription“. Ainsi, contrairement à l’apparence ou au discours sur l’euthanasie comme une reprise de contrôle du patient face au pouvoir de la médecine, la légalisation signe au contraire la remise de soi à un pouvoir médical accru.
Le livre examine ensuite la notion d’autonomie sous d’autres angles que le rapport patient/médecin. Dans leur pratique, elles entendent régulièrement, non pas des demandes d’euthanasie, mais l’expression de sentiment d’inutilité, d’isolement, la crainte d’être un poids pour ses proches, sa famille, les soignants… Les injonctions, directes ou insidieuses, les pressions économiques, financières sont déjà présentes.
Qu’arrivera-t-il si la mort administrée est légalisée ? Selon la phrase de Claire Fourcade, présidente de la SFAP, “ça n’oblige personne à le faire, mais ça oblige tout le monde à l’envisager”. Comment demander des meilleures conditions de vie, comment mobiliser les énergies pour l’accompagnement des personnes âgées, si une “sortie” existe, et plus grave encore, si elle est proposée et organisée par la société ?
Quant aux réclamations de légalisation pour éviter que seuls les “riches”, partant à l’étranger, accèdent à l’euthanasie, les auteurs revendiquent une position “radicalement différente“. Il s’agit d’assurer à tous une égalité d’accès aux soins palliatifs, et aux soins en général. Dans la crise du système de santé qui s’étend aujourd’hui, le risque est grand d’une rupture du lien de confiance entre les soignants et les patients, ceux-ci pouvant se demander si l’arrêt des soins est lié à une question de coût. L’alternative n’est pas plus de liberté et d’égalité contre moins actuellement, mais “fausse promesse d’émancipation d’un côté contre un vrai risque d’injonction de l’autre“.
Derrière le discours très construit en faveur de la mort médicalement administrée, derrière la promotion de l’autonomie, c’est la figure de l’individu performant, utile à soi ou à l’économie qui est érigée en modèle.
L’euthanasie n’est pas un “soin comme les autres”, ni le “soin ultime”. D’ailleurs que soigne le geste létal ? Dans un chapitre consacré à leur expérience en soins palliatifs, les auteurs expliquent la démarche palliative en parallèle de la médecine curative : approche plus globale de la personne, pratique multidisciplinaire où toute l’équipe soignante est mobilisée. Réclamer l’euthanasie comme un soin, c’est voir le soin comme un bien de consommation – le dernier- qu’on peut réclamer individuellement. Pourtant le soin est “une affaire relationnelle, une alliance thérapeutique“. Dans le contexte actuel “proposer en même temps les soins palliatifs et l’euthanasie est une pure hypocrisie : en effet l’inégalité devant les soins s’accroit de plus en plus et la question de l’accès aux soins devient très préoccupante“.
Dans une culture où l’économisme domine, le marché devient l’instance régulatrice. Qui dit offre, dit demande. L’offre d’euthanasie créera de la demande. Il faut rappeler que les études sur cette question de la demande d’ne finir ont révélé un très faible taux chez les patients en fin de vie.
En conclusion, la question de la fin de vie est donc éminemment politique : “une société solidaire doit-elle proposer la sortie à ses citoyens ou tout faire pour améliore leur vie ?“. Peut-on demander aux soignants de déroger à un interdit fondamental, celui de tuer ? Que deviendra notre société si le message aux plus vulnérables est que la sortie est possible, voire bonne ?
Dans leur conclusion, les auteurs écrivent : “nous attendons une proposition sociale où la question n’est plus celle de la mort digne, mais celle de la vie digne“.