Les interventions de la Rencontre internationale sur la fin de vie organisée par Alliance VITA en collaboration avec l’Institut Européen de Bioéthique (Belgique) et le Réseau citoyen Vivre dans la dignité (Canada) ont été publiées le 22 mai 2024 en un seul ouvrage.
Ces retours d’expérience de cinq pays (Belgique, Pays-Bas, Suisse, Canada et Etats-Unis) qui autorisent les pratiques d’euthanasie ou de suicide assisté depuis plusieurs années apportent un éclairage particulièrement pertinent dans le cadre de l’examen du projet de loi fin de vie en France.
Les intervenants sont des experts dans leurs pays. Certains ont été acteurs dans la mise en place de ces pratiques ou n’y étaient pas opposés par principe.
Au cours de cette rencontre les impacts juridiques, médicaux et plus largement le retentissement du suicide assisté et de l’euthanasie sur la société elle-même, ont été interrogés
I. Sur le plan juridique
Que ce soit aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse, au Canada ou dans l’Etat de Washington (Etats-Unis), le cadre de départ se voulait strict. Pourtant, les conditions originelles n’ont tenu nulle part.
Au fur et à mesure des années, les critères se sont étendus par interprétation ou légalisation sous l’influence d’une double logique bien décrite par le juriste belge Léopold Vanbellingen : une logique de subjectivité de la souffrance et une logique de non-discrimination aboutissant « à une extension à des cas inimaginables au moment du vote de la loi ».
Ce que dit le patient de sa souffrance fait loi. Aujourd’hui en Belgique, aux Pays-Bas, au Canada et même en Suisse – qui n’admet que le suicide assisté – des personnes souffrant de dépression, de polypathologies liées à l’âge, sont éligibles à la mort provoquée. En Belgique comme aux Pays-Bas, les enfants mineurs peuvent être euthanasiés.
Aux Pays-Bas, le professeur Theo Boer explique que la dynamique est devenue incontrôlable : « 19% des pathologies invoquées pour demander l’euthanasie concernent des patients qui ne sont pas en phase terminale ». Dans l’Etat de Washington qui a adopté une législation similaire à celle de l’Oregon, le dépistage de problèmes de santé mentale, pourtant obligatoire pour se voir prescrire les produits pour se suicider, n’est pratiquement plus jamais effectué, comme en témoigne le docteur Shane Macaulay.
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Des chiffres en constante augmentation
D’une centaine de cas prédits au Québec en 2015, on dépasse 1000 euthanasies annuelles sept ans plus tard et plus de 13 000 sur l’ensemble du Canada. Le Québec est devenu le champion du monde de l’euthanasie avec 6,6% des décès en 2022 devant les Pays-Bas (5,5%). Dans certaines régions hollandaises, l’euthanasie représente 10 à 20% des décès. Dans tous les pays, les courbes des décès par euthanasie ou par suicide assisté sont ascendantes — sans compter les euthanasies clandestines persistantes.
Pour faire face à cette augmentation, des demandes se multiplient aux Pays-Bas pour alléger le travail de la commission de contrôle qui est surchargée. Certains suggèrent un contrôle aléatoire ou limité aux cas de démence ou de troubles psychiatriques.
Contrairement à ce que certains pensaient, admettre l’euthanasie ou le suicide assisté n’a pas fait baisser le nombre de suicides.
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Une particularité canadienne : la terminologie d’« aide médicale à mourir » ou AMM
Ce vocable est un euphémisme pour l’euthanasie et le suicide assisté. Cette expression contribue à semer la confusion avec les soins palliatifs et plus globalement avec le soin, comme le souligne le professeur Trudo Lemmens. Au point de présenter la mort comme un bien, voire comme une thérapie.
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Le glissement « libertaire » du droit
Le professeur Lemmens constate la tendance non pas libérale mais libertaire du droit qui absolutise le choix de l’individu au détriment de la véritable valeur de liberté. Il interroge la question du choix quand on ne peut accéder aux soins : c’est un grand problème au Canada. En psychiatrie, il faut attendre plusieurs mois parfois avant que les gens, même suicidaires, aient un rendez-vous avec un psychiatre !
On observe que cette liberté présentée comme individuelle s’impose de manière autoritaire. En Belgique, la pratique de l’euthanasie au départ laissée au libre choix des institutions a été imposée en 2021 à l’ensemble des maisons de retraite et établissements médico-sociaux. Idem au Canada. En Suisse, plusieurs cantons ont imposé également l’accueil d’associations de suicide dans les maisons de personnes âgées sous la menace de les priver de toute subvention étatique.
II. Sur le plan médical
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La difficile coexistence des soins palliatifs avec la mort provoquée
L’expérience prolongée de coexistence des soins palliatifs et de la possibilité de la mort provoquée montre que ces deux approches sont difficilement compatibles.
C’est le constat de l’ancien président de l’association médicale de l’Etat de Washington. La présence de professionnels favorables au suicide assisté dans les lieux de soins sape l’engagement à utiliser pleinement les capacités des soins palliatifs. Le docteur Catherine Dopchie témoigne en Belgique du ralentissement de la recherche palliative au profit de la proposition de l’euthanasie dans la planification des soins.
Au Canada, la Cour suprême avait suggéré qu’on pourrait tirer profit de la légalisation de « l’aide médicale à mourir » pour renforcer le développement des services de soins palliatifs largement sous-dotés lors de la légalisation en 2016. Aujourd’hui 40% des personnes qui sont euthanasiées n’ont pas ou peu bénéficié de soins palliatifs.
Le docteur Leonie Herx, médecin canadienne de soins palliatifs, explique que les demandes d’euthanasie occupent le temps des professionnels, qui ne peuvent plus apporter de soins appropriés, au point que certains démissionnent. Des patients s’orientent vers l’euthanasie sur suggestion de leur médecin traitant car « ils avaient peur que leurs symptômes soient très graves ».
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La détérioration du lien relationnel soignant-soigné
Si la clause de conscience est primordiale, y compris celle des pharmaciens qui est effective dans l’ensemble des pays représentés, les professionnels vivent une forme d’impuissance face aux demandes de mort programmée.
Pour le docteur Catherine Dopchie, « ce “contrat” que vous devez exécuter remet gravement en cause la mission soignante et aussi la capacité de résilience des patients ». L’abandon perceptible d’une médecine vécue sous une forme relationnelle constitue un défi majeur, révélé par les échanges de la table ronde des soignants. Ce qui est en danger quand la mort provoquée se banalise, que ce soit par euthanasie ou suicide assisté, c’est l’abandon du lien humain.
Le docteur Paul Lieverse, spécialiste néerlandais de la douleur, a appris au fil du temps que la pensée de l’euthanasie s’ancre dans l’angoisse de souffrir et la crainte d’une mauvaise prise en charge. Son approche, basée sur l’écoute des besoins, a permis que beaucoup de demandes d’euthanasie qu’il a reçues « s’évaporent ». Il s’inquiète particulièrement du manque de formation en soins palliatifs des jeunes médecins de son pays et de la mutation de la pratique médicale. Il cite le cas d’une femme souffrant de la maladie d’Alzheimer qui avait demandé l’euthanasie par directive anticipée.
Cette femme se débattait lors de l’injection du produit létal : elle a été endormie pour être euthanasiée.
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La prévention du suicide malmenée
D’où les alertes des professionnels de la prévention du suicide. Le psychiatre suisse Johannes Irsiegler explique qu’il n’y a pas de différence entre les motivations de suicides et de suicides assistés : le souhait n’est pas tant de ne plus vouloir vivre que de ne plus vivre dans ces circonstances. Mais dans le cas du suicide assisté, il y a l’implication d’un tiers et « la personne est confortée dans ses renoncements à la vie ».
III. Sur le plan social
Certains considèrent que le suicide assisté et l’euthanasie ne seraient qu’un nouveau droit individuel qui n’enlèverait rien à personne, ce que le professeur Theo Boer nomme un « populisme moral ». Pourtant l’exemple des pays étrangers montre l’impact significatif que ces pratiques ont sur les patients, leur entourage, les soignants, les plus vulnérables et plus globalement sur la façon d’appréhender la mort et la solidarité humaine.
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Des répercussions sur les proches
Le témoignage de la Canadienne Laurence Godin-Tremblay rend compte de la violence que peut constituer l’exclusion légale de la famille de la décision de suicide assisté ou d’euthanasie. Une étude suisse montre que 20% des proches subissent un stress post traumatique et 16%, des dépressions profondes après un suicide assisté. Léopold Vanbellingen constate ce qu’il nomme une « spirale du silence » qui peut s’installer dans l’entourage avec cette interrogation sous-jacente : « qui suis-je pour remettre en question une demande d’euthanasie ? ».
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Une mise en danger des personnes vulnérables
La loi canadienne a supprimé en 2021 le critère de mort raisonnablement prévisible, déjà sujet à interprétation, et a gravement fragilisé la considération des personnes handicapées. Pour le professeur Trudo Lemmens, la croissance du recours à l’aide médicale à mourir pour des raisons socio-économiques, est un indice de changement de société qui va à l’encontre de la justice sociale.
Il interroge la nature des souffrances intolérables invoquées pour avoir recours à l’assistance médicale à mourir. Des signaux « indiquent que les gens meurent pour des raisons économiques ». Il rapporte le cas de personnes handicapées qui disent explicitement à leurs avocats qu’ils demanderont l’euthanasie s’ils échouent à obtenir des aides.
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Une progressive banalisation de la mort administrée
Le professeur Theo Boer fait un constat similaire aux Pays-Bas quand il explique que le regard que nous portons « sur le vieillissement, la fragilité, la dépendance aux soins et la notion même d’humanité a changé». L’euthanasie est devenue une mort « normale » pour certaines maladies (cancer, troubles neurologiques, démences, trouble psychiatriques…).
L’infirmier belge François Truffin explique que l’euthanasie est entrée dans une forme de routine dans l’accompagnement de fin de vie. Abordant cet effet d’engrenage, le professeur Theo Boer évoque une « spirale du désespoir » qui enferme et entraîne dans une fuite en avant. Il cite la proposition actuelle d’une loi sur « la vie dite accomplie ». Il s’inquiète de la présentation positive de certaines formes d’euthanasie en couple (« en duo ») aux Pays-Bas comme si notre société n’avait pas d’autre issue en cas de veuvage.
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Gare à l’effet Werther ou suicide mimétique
Cette mise en garde de Stève Bobillier sur le phénomène scientifiquement reconnu du suicide mimétique est particulièrement pertinente alors que la France entend légaliser le suicide assisté. « Si le suicide est présenté publiquement comme une porte de sortie possible, voire vanté par certains, si même les célébrités le font, alors les personnes les plus vulnérables, les personnes âgées, malades, les plus jeunes ou les personnes avec des difficultés psychiques, considèrent que c’est ce qu’il faut faire. » avertit-il.
D’autres questions sont abordées, comme celle du don d’organes après euthanasie ou celle de la publicité pour le suicide assisté ou l’euthanasie.
A partir de cette présentation générale, les lecteurs sont invités à prendre le temps de découvrir la richesse de chaque intervention ponctuée de références et de situations concrètes ainsi que celle des trois tables rondes, plus brèves. Assurément « le débat démocratique a besoin d’être éclairé par ce qui se passe réellement » pour légiférer en connaissance de cause et sans porter atteinte à la difficile protection des plus fragiles.
Retrouvez l’ensemble de l’ouvrage en ligne ou aux interventions en vidéo.