Moindre mal et choix truqué
Depuis quelques années, le débat sur la fin de vie a pu se focaliser sur le choix entre la légalisation de l’euthanasie et celle du suicide assisté, ce dernier étant parfois promu comme un moindre mal. Danger !
Entre deux maux, il faut choisir le moindre. L’interprétation biaisée de ce proverbe de bon sens, répété à l’envie, s’apparente à la figure dialectique du « choix truqué ». Le choix truqué consiste à présenter une alternative (par exemple « C’est maintenant ou jamais ! ») en occultant ou niant l’existence d’autres possibilités. Le « choix » truqué est un choix dégradé. En elles-mêmes, les alternatives qui entendent forcer l’adhésion entre deux maux, comme s’il n’y avait pas d’autre issue, ont quelque chose de violent.
Elles sont par ailleurs manipulatrices quand il y a bien d’autres issues. Les parents utilisent efficacement le choix truqué quand ils tentent de canaliser un enfant : « Soit tu finis ton assiette, soit tu vas te coucher. » La force de l’alternative est hypnotique : elle fait oublier les autres possibilités, jusqu’au moment où le petit rebelle aura assez de présence d’esprit pour rétorquer à sa façon : « Je ne veux ni l’un, ni l’autre. ».
Nombre de sondages réalisés par l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD, pro-euthanasie) utilisent ce stratagème. Quand elle demande aux sondés de choisir entre « subir des souffrances insupportables » et « le droit de mourir sans souffrir », la mort est présentée comme l’alternative supportable à la souffrance insupportable (littéralement « impossible à supporter »).
Pas étonnant que 9 français sur 10 « choisissent » alors l’euthanasie. Il faut prendre assez de recul sur la question pour déjouer le piège : « Ni l’un ni l’autre, je ne souhaite ni le droit à l’euthanasie, ni qu’on force les gens à endurer des souffrances insupportables. Qu’ils soient plutôt soulagés de leurs souffrances, sans pour autant être tués. » Bien souvent, la justification d’un acte au nom du moindre mal résulte de ce genre de piège.
Et l’empire du mal s’étend insidieusement. Hannah Arendt le notait en analysant les compromissions des démocraties européennes et de certaines personnalités avec le régime nazi : « Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. » L’adhésion au moindre mal s’effectue en effet souvent au prix de l’escamotage du bien, de la possibilité du bien. Le moindre mal se déguise en bien.
Nous avons constaté de multiples tentatives pour réduire le débat sur la fin de vie, en France, à un choix truqué entre euthanasie et suicide assisté. Un certain nombre de soignants ont pu croire que, « foutu pour foutu », pour éviter l’euthanasie, ils devaient se résoudre à accepter le suicide assisté.
Au moins ce dernier, affirmaient-ils, protège davantage les soignants. C’est très discutable : d’une part, des soignants seraient forcément impliqués dans le processus du suicide assisté (évaluation des patients, diagnostic les rendant éligibles ou pas à l’euthanasie, prescription et fourniture des produits létaux) ; d’autre part, d’après l’analyse du comité consultatif national d’éthique (CCNE) lui-même, la légalisation du suicide assisté conduirait ipso facto à celle de l’euthanasie, au nom du principe d’égalité, pour les patients incapables de s’administrer eux-mêmes la mort. Paradoxalement, le prétendu moindre mal devient alors le moyen imparable de glisser vers le pire des maux, qu’on prétendait éviter.
En somme, la théorie du moindre mal est souvent une façon de se donner bonne conscience en exonérant un mal de toute critique, une façon d’y consentir implicitement au lieu de tenter de l’éviter. Entre deux mots, il faudrait en principe ne pas avoir à choisir, pas plus qu’on ne devrait devoir choisir entre « Charybde et Scylla » ou la peste et le choléra.
Un tel choix forcé contredit la liberté véritable. Le proverbe qui introduit notre réflexion mérite quelques précisions : entre cent maux, il ne faudra choisir le moindre qu’à condition qu’aucune cent-unième issue, même plus exigeante et risquée, ne puisse être appelée « bien » ! Pour déjouer le piège du moindre mal, il faut penser davantage à la possibilité du choix du bien, car, note également Hannah Arendt : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal ».
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