Euthanasie : le handicap en première ligne
En France, la présentation du débat « pour ou contre l’euthanasie » a pu glisser vers celle d’un affrontement caricatural : d’un côté, il y aurait les citoyens (cf. la fameuse « convention citoyenne » qui aurait tranché le débat) ; de l’autre, il y aurait les soignants qu’on sait très majoritairement hostiles à la levée de l’interdit hippocratique et qui considèrent que tuer n’est pas un soin ! Mais où sont les personnes en situation de handicap ?
Ailleurs, en Grande-Bretagne notamment, ce sont elles qui s’expriment en première ligne contre l’euthanasie, en tant que citoyens s’estimant particulièrement vulnérables. En témoigne leur mouvement au titre percutant : « Not dead yet » (Pas encore mort). L’association qui a comme ligne de base « The Resistance » se présente comme « un groupe national de défense des droits des personnes handicapées qui s’oppose à la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie en tant que formes mortelles de discrimination. »
Ce mouvement fait écho à la dénonciation croissante, par certaines personnes porteuses de handicaps, du « validisme ». Ce mot entend stigmatiser un monde de valides voulant imposer leur prétendue « normalité » quitte à en exclure ceux qu’ils estiment hors norme. Il faut reconnaitre, les soignants le savent bien – que la revendication de l’euthanasie légale émane essentiellement de personnes valides et en bonne santé, qui considèrent – d’abord pour les autres, parfois pour un proche – qu’il vaut mieux mourir que de vivre en état de dépendance.
Mais que devient l’avis de ces personnes quand elles se retrouvent handicapées ? Passés le choc et l’adaptation à cette nouvelle vie, elles affirment largement – même quand la mort approche – qu’elles ne voient plus les choses de la même façon. C’est le regard des autres qui remet en cause leur existence. Il faut être lucide : la discrimination vis-à-vis des personnes handicapées, leur harcèlement, leur exclusion mais aussi une forme de pitié qui s’apparente au rejet – sans parler de l’euthanasie anténatale – ne sont pas l’apanage des régimes totalitaires.
En démocratie, l’euthanasie pourrait devenir l’ultime façon de ne pas considérer les personnes porteuses de handicap comme pleinement dignes de vivre. Philippe Pozzo Di Borgo, tétraplégique dont l’histoire a inspiré Intouchables, avait mis en garde contre ce risque d’éliminer le « différent qui gêne » au point d’inciter les « valides » à mépriser leur propre vulnérabilité. Dans son élan – et celui du mouvement Soulager mais pas tuer – Caroline Brandicourt, atteinte d’une maladie neurodégénérative, a sillonné au printemps 2023 la France en tricycle pour sonner l’alerte : « On vit autrement, mais on peut bien vivre ».
En France, c’est surtout à l’occasion des affaires médiatisées d’euthanasie que certaines voix se sont élevées pour s’interroger sur ce que l’engouement médiatique pour tel ou tel passage à l’acte révélait de la « valeur » accordée à la vie d’une personne dépendante. Une association des parents et proches de personnes traumatisées crâniennes s’est mobilisée dès l’euthanasie de Vincent Humbert en 2003 pour redire le droit de vivre des patients concernés et la valeur de leur vie.
Si, en décembre 2008, Lyddie Debaine a été condamnée en appel à deux ans de prison avec sursis après un acquittement par une première cour d’assises, c’est parce que des associations de personnes handicapées s’étaient entre temps émues que le meurtre délibéré de sa fille, gravement handicapée, ait pu être exonéré de toute condamnation en raison du handicap de la victime. Sa vie était-elle indigne de protection ?
En 2014, en pleine affaire Lambert, France Traumatisme Crânien (l’association nationale des professionnels au service des traumatisés crâniens) mais aussi l’Union Nationale des Associations de Familles de Traumatisés crâniens et de Cérébrolésés ont alerté le Conseil d’Etat. Ils déclaraient : « L’alimentation et l’hydratation, comme les soins d’hygiène et de confort, font partie, pour nous, des soins de base dus à tout patient dans cette situation de stabilité clinique » et ajoutaient « Les patients en EVC/EPR [pour états pauci relationnel et neurovégétatif] ne sont pas en fin de vie (…). Ils sont des patients très lourdement handicapés, totalement dépendants ».
En 2017, l’association pour la recherche sur la SLA, qui regroupe des personnes atteintes de maladie de Charcot et des proches avait protesté à son tour contre la médiatisation de l’euthanasie en Belgique de la romancière Anne Bert. A l’époque, la directrice générale témoignait « avoir reçu beaucoup d’appels de malades et de leurs proches pour dire leur indignation ». Elle déclarait :
« Cela leur renvoie une image négative et ultime de la maladie alors que la grande majorité d’entre eux ne pense ni à l’euthanasie ni au suicide, qu’ils sont au contraire dans l’espoir et la vie, dans le combat, qu’ils profitent du présent et font tout pour compenser la perte d’autonomie ».
Hélas, selon l’adage « l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse » on encense davantage le « courage » de ceux qui « réussissent leur sortie » en optant pour la mort provoquée que le courage de ceux qui vivent leur vie, malgré la dépendance, en étant accompagnés jusqu’au bout. Que dit ce deux poids deux mesures médiatique sur l’image du handicap ?
Le soutien des « valides » à l’euthanasie des « invalides » en situation de vulnérabilité, génère aussi de l’angoisse chez leurs proches. Surtout quand les « fragiles » auraient des difficultés à se défendre eux-mêmes.
En 2024, ce sont 75 parents de personnes porteuses de handicap mental qui ont publié une tribune : « Nous demandons l’interdiction explicite de l’euthanasie et du suicide assisté pour les personnes porteuses de handicap mental ». Tous craignent que leurs proches deviennent « les victimes d’une médecine tournée vers la performance où donner la mort sera l’arme suprême (et bon marché) pour éliminer la vulnérabilité. » Ce qui se passe au Canada, où le handicap est un critère d’accès à l’euthanasie, donne raison à pareille inquiétude. Plusieurs personnes en situation de handicap ont protesté contre la pression – parfois explicite – subie pour qu’ils recourent à l’AMM (aide médicale à mourir).
Choqué qu’un directeur d’hôpital lui ait proposé l’euthanasie à l’exclusion de tout traitement, Roger Foley, atteint d’ataxie cérébrale, l’a vigoureusement dénoncé dans une vidéo qui a fait grand bruit :
« J’ai été déshumanisé, menacé, attaqué et trompé, et ma vie a été totalement dévaluée, simplement parce que je suis une personne en situation de handicap. On accorde plus de valeur à l’accès à l’AMM qu’aux alternatives qui pourraient soulager les patients de leurs souffrances intolérables. L’AMM est présentée aux patients comme une option de traitement privilégiée plutôt que comme le tout dernier recours une fois que toutes les autres voies ont été épuisées. »
Depuis, plusieurs patients canadiens porteurs de handicap ont malheureusement réclamé l’AMM en précisant que c’était en désespoir de cause, parce qu’ils n’avaient pas accès aux soutiens appropriés. En 2023 la loi prévoyait carrément d’élargir l’accès à l’AMM aux personnes atteintes d’une affection mentale.
Alors qu’en France le système de santé est en crise multiforme, le coût comparé de l’euthanasie et du maintien en vie aurait de quoi inquiéter ceux qui – aux yeux d’une bonne partie de l’opinion – ont des vies indignes d’être vécues. Les joyeux visages des concurrents des jeux paralympiques n’ont-ils pas délivré un tout autre message ?
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