Peut-on tuer par amour ?

15/11/2024

Peut-on tuer par amour ?

 

Le 31 octobre, Bernard Pallot, 78 ans, a été acquitté à Troyes où il était jugé pour l’assassinat de son épouse Suzanne, malade, qu’il reconnaît avoir étranglée, pour qu’elle ne souffre plus. Son avocat, maitre Frédéric Verra n’a pas contesté les faits « indiscutables » mais il a fait valoir « une excuse d’irresponsabilité, qui était la contrainte liée à la situation ». Le parquet a fait appel.

L’impuissance devant un être cher qui souffre a quelque chose d’insupportable : celui qui aime se sent à la fois responsable de cette souffrance et coupable de ne pouvoir rien faire. Tuer la personne – surtout si elle le demande – peut-il être motivé par l’amour ?

 

Le crime passionnel ?

Peut-on tuer par amour ? La notion de crime « passionnel » est désormais disqualifiée. Car l’invocation d’une « passion » (amoureuse), qu’on suppose source possible de jalousie ou de colère irrépressibles qui refléteraient l’intensité de « l’amour » ne saurait dédouaner le coupable de son crime, ou du moins lui valoir des circonstances atténuantes. Sur le plan pénal « seul le cas extrême où l’amour conduirait à l’abolition du discernement serait susceptible de caractériser une cause d’irresponsabilité pénale » selon Alice Dejean de la Bâtie (Maîtresse de conférences à l’université de Tilburg (Pays-Bas).

Désormais lorsqu’un homme – le plus souvent – fait subir à sa compagne des violences allant jusqu’au meurtre, ce sont les circonstances aggravantes qui sont retenues. Le slogan « On ne tue jamais pas amour » s’est ainsi diffusé sur les murs. Cette maxime peut-elle être appliquée aux questions relatives à la fin de vie, à l’euthanasie ou au suicide assisté ?

Le « meurtre altruiste » ?

Autour du passage à l’acte de parents mettant fin aux jours d’un enfant handicapé s’est développée une autre notion, celle de crime « altruiste ». L’altruisme du mobile serait d’éviter à son enfant une vie jugée indigne ou invivable. Quand on creuse de telles situations de meurtre d’un proche handicapé, on se rend compte que ce passage à l’acte constitue généralement l’aboutissement dramatique d’une relation exclusive, enfermée voire étouffante.

Le parent qui passe à l’acte n’imagine pas son enfant vivre sans lui. Il n’a pas reçu, ou dans certains cas a refusé l’aide possible. Il a pu s’isoler. En fait d’amour, c’est une impasse fusionnelle dans laquelle la situation d’aidant l’a piégé.

 

L’amour peut-il déprécier la vie ?

En mai 2005, Lyddie Debaine, une mère épuisée, avait mis fin aux jours de sa fille polyhandicapée, dont la charge l’épuisait, puis elle avait échoué dans sa propre tentative de suicide. Acquittée en première instance de cet assassinat, cette femme de 62 ans avait été symboliquement condamnée à une peine de deux ans de prison avec sursis par une seconde Cour d’assises, le parquet ayant fait appel de l’acquittement.

Entretemps, des associations d’aide aux personnes handicapées et à leurs proches avaient alerté l’opinion sur le terrible message induit par l’acquittement : la vie d’une personne porteuse de polyhandicap ne valait pas qu’on le défende ! Il s’agissait par cette peine d’honorer le deuil de la mère et de souligner qu’une autre issue était possible et préférable.

Nous n’étions pas loin de la jurisprudence Perruche qui fit grand bruit en 2000 avant d’être heureusement contrecarrée par une loi : le seul fait de naître handicapé (plutôt que d’avoir été avorté) avait été considéré par la Cour de cassation comme un préjudice. La solidarité (voire l’amour ?) dictait l’IMG ! Le législateur avait annulé cette jurisprudence qui faisait scandale.

Tuer par déception ?

Peut s’ajouter à ces situations le mobile de désespérance, liée à la déception devant l’absence de progrès d’une personne accidentée ou la dégradation de la santé d’une personne malade. Le 24 septembre 2003, Marie Humbert était passée à l’acte sur son fils Vincent (qui endurait les lourdes séquelles d’un accident de la circulation subi trois ans plus tôt jour pour jour). L’équipe médicale avait indiqué que son fils devrait quitter le centre de réadaptation pour une place en maison d’accueil spécialisée, signe qu’il ne progresserait plus beaucoup.

Pour cette femme seule qui se dévouait au quotidien pour lui, c’était l’effondrement de tout espoir, et une rupture insupportable. Par ailleurs, elle s’était elle-même engagée voire piégée en annonçant son passage à l’acte en direct à la télévision. La publication d’un livre en forme d’appel au président de la République « Je vous demande le droit de mourir » qu’on prétendait signé de Vincent, mais en réalité rédigé par un journaliste, avait été relayé par une puissante campagne médiatique. La pression sociale était telle que le médecin qui assistait au réveil du jeune homme le lendemain du passage à l’acte de sa mère l’avait finalement achevé, poussé par la peur d’être jugé s’il l’avait laissé vivre.

Pour elle, ici aussi, plus que l’amour raisonné – qui « veut le bien de l’autre » – c’est le refus insensé de la séparation qui déclenche le passage à l’acte. Un aidant qui se sacrifie 24h sur 24 peut estimer impossible la nouvelle vie imposée par la séparation. A moins que ce ne soit la dévalorisation d’une vie diminuée, jugée sans valeur, ni dignité.

 

Tuer sous contrainte morale ?

Dans l’affaire Pallot, les avocats ont bien tenté d’utiliser une notion juridique originale, pour dédouaner un conjoint du passage à l’acte sur une épouse dépendante, celle de « contrainte morale ». Cette notion a été « créée » pour dédouaner le vol d’un produit de nécessité (par exemple d’une mère de famille pour nourrir ses enfants). Elle a été transposée à des situations de fin de vie, quand un conjoint est sous pression au point d’être comme « contraint » à passer à l’acte.

L’article 122-2 du Code pénal dispose : « N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister. ». La contrainte physique ou morale est donc une cause de non-imputabilité : l’individu est conscient, mais sa liberté d’action est totalement affectée.

Le portrait psychologique de Bernard Pallot avait décrit « un homme soumis à sa femme et ne pouvant rien lui refuser au sein d’un couple qui vivait de manière assez isolée » pour conclure que la « demande persistante [de l’épouse] l’avait placé dans une situation où il estimait ne pas pouvoir refuser, en raison de l’amour et de la compassion qu’il éprouvait pour son épouse. » Cette conclusion, qui semble avoir séduit les jurés en première instance, est pourtant difficile à défendre explique Alice Dejean de la Bâtie. 

Selon elle, « Si Bernard Pallot s’est soumis aux demandes de son épouse, il semble hâtif d’en déduire qu’elle exerçait sur lui une forme d’emprise totale au point de le priver de toute liberté d’action. »

SE tuer par amour ?

Au Canada, le mobile dit « altruiste » est intégré par de nombreux patients qui réclament l’AMM (aide médicale à mourir). C’est, pensent-ils, « par amour » pour leurs proches qu’ils se résignent à cette fin : pour ne pas leur peser, leur coûter, les déranger ou leur imposer qu’on les voie dans un état insoutenable… « Se tuer par amour » est aussi une des facettes du suicide désespéré qui prend la forme d’un chantage affectif.

Si l’on s’en tient aux personnes gravement malades, dépendantes et en fin de vie, une injonction sociale à l’auto-exclusion peut être exprimée par les proches ou la société. On a même entendu certains chroniqueurs, dans les années 90, invoquer l’Evangile comme caution d’une demande d’euthanasie « altruiste » : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Ils ajoutaient que la surpopulation devait inciter les vieux à quitter la terre pour faire la place aux jeunes.

L’amour a besoin du tabou du meurtre

Qu’en conclure ? Au lieu de cautionner l’acte par le mobile de – l’amour –, il faudrait au contraire poser qu’il aurait toujours « pu en être autrement ».

Tuer ne saurait être l’exigence de l’amour. Il est incontestable que nombre de ceux qui passent à l’acte aiment ceux qu’ils tuent, que ces derniers leur demandent la mort ou pas. Contester le passage à l’acte ne signifie en rien qu’on remette en cause cet amour. Mais on conteste que l’amour requière la mort.

Les parents d’Hervé Pierra, qui était en état neurovégétatif depuis huit ans, ont cru en 2006 que leur indéniable amour pour leur enfant les appelait à demander qu’on arrête de l’hydrater et de l’alimenter pour que cesse sa vie. Ils ont été trompés – au moins techniquement – par les médecins qui leur conseillaient cette issue : le jeune homme de 28 ans a agonisé pendant 6 jours. Ils se sont aussi trompés sur ce qu’exigeait l’amour.

L’amour interdit de tuer, même si l’on peut être tenté de tuer par amour. Il est naturel d’espérer la mort d’un proche en bout de course, voire sa propre mort. Il est aussi naturel de vouloir mourir, d’attendre la mort, même si la résistance à cette mort – au lâcher-prise – est tout aussi naturelle. Sans oublier que la demande de mort est ambivalente, comme l’a très bien noté La Fontaine dans ses fables traitant le sujet.

C’est parce que la mort, en maintes circonstances est désirable, que tuer autrui doit rester aussi tabou que l’inceste. Le désir, aussi légitime soit-il, ne fait pas la loi. L’amour fait vivre, il ne tue pas.

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