Fin de vie : un projet de loi indécent et dangereux

06/06/2024
Note d’analyse | Mai 2024

Fin de vie : un projet de loi indécent et dangereux

Au début de son second mandat, le président de la République a lancé une Convention citoyenne sur la fin de vie animée par le CESE. Avant même ses conclusions connues, le Gouvernement auditionnait professionnels médicaux, acteurs de la société civile et personnalités impliquées dans ce débat alors que chacune des deux chambres du Parlement menait des travaux d’évaluation de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (dite loi Claeys- Leonetti).

Alors que le développement des soins palliatifs sur tout le territoire national constitue un défi majeur à relever, un projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie a été présenté en Conseil des ministres le 10 avril pour être examiné, en première lecture, à l’Assemblée nationale dès le 27 mai 2024.
Introduisant dans notre législation le suicide assisté et l’euthanasie – sans les nommer ! – ce projet de loi est non seulement indécent (I) mais il est aussi dangereux (II).

I – Un projet de loi indécent

 

A – L’opinion publique abusée

1) L’« aide à mourir » consacre le suicide assisté et l’euthanasie

A l’initiative du président de la République, le Gouvernement présente au Parlement un projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et à la fin de vie dont le titre II (article 7) introduirait dans notre législation une « aide à mourir ». Le projet de loi la définit ainsi : « L’aide à mourir consiste en l’administration d’une substance létale, effectuée par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure physiquement d’y procéder, par un médecin, un infirmier ou une personne volontaire qu’elle désigne dans les conditions prévues à l’article 8. ».

Ainsi définie, cette « aide à mourir » correspond à une assistance au suicide ou une euthanasie, telle qu’elle est pratiquée dans d’autres pays.

  • Assistance au suicide

Selon la loi suisse, l’assistance au suicide (ou « suicide assisté ») consiste à fournir à une personne « une substance mortelle qu’il ingérera alors lui-même, sans intervention extérieure, pour mettre fin à ses jours. »

  • Euthanasie

Selon la définition du Conseil de l’Europe dans sa résolution 1859 de 2012, l’euthanasie consiste à « tuer intentionnellement, par action ou omission, une personne dépendante, dans l’intérêt allégué de celle-ci. »
En Belgique, l’euthanasie est définie par l’article 2 de la loi sur l’euthanasie comme « l’acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ».

Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’Etat constate clairement que, sous l’expression « aide à mourir », le texte « crée une procédure autorisant l’assistance au suicide et l’euthanasie à la demande de la personne. » En matière de fin de vie, peut-être plus encore que dans tout autre domaine, la sémantique a une importance majeure, tant les mots ont un sens et doivent décrire la réalité.

 

2) Une réflexion préalable tronquée

a) Une Convention citoyenne aux travaux orientés

L’exposé des motifs du projet de loi s’appuie sur les conclusions des travaux de la Convention citoyenne sur la fin de vie, réunie sous le pilotage du Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Pourtant, aucun consensus clair ne s’est dégagé des travaux de cette convention. Si 75,6 % des votants se sont prononcés en faveur d’une « aide active à mourir », aucune des modalités (euthanasie ou suicide assisté) n’a recueilli une majorité absolue. Les citoyens étaient très partagés : 9,8 % étaient favorables au suicide assisté seul, 3,1 % à l’euthanasie seule, 28,2 % au suicide assisté avec exception d’euthanasie, et 39,9 % pour le suicide assisté ou l’euthanasie au choix.

La méthode choisie pour définir les modalités et les critères d’accès est également contestable : plutôt que de voter pour ou contre tel ou tel critère, les membres de la Convention ont dû évaluer différents « modèles » en les notant de 1 à 5.

Enfin, on sait que les personnalités chargées de présenter les expériences étrangères aux membres de la Convention citoyenne étaient en réalité des personnalités très militantes en faveur de l’euthanasie ou du suicide assisté, comme le Dr Corinne Vaysse-Van Oost en Belgique ou des membres de l’association Dignitas en Suisse.

b) Les conclusions de la mission d’évaluation de l’Assemblée nationale occultées

L’exposé des motifs du projet de loi s’appuie également sur les travaux de la mission d’évaluation de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, dite « Claeys-Leonetti ». Dans la conduite de ses travaux d’évaluation, la mission s’est heurtée à un obstacle majeur, le manque de données sur la fin de vie. Ainsi, aujourd’hui, les sédations profondes et continues jusqu’au décès ne sont pas codifiées sous un code spécifique et on est incapable de les dénombrer précisément.

Il n’existe pas de données sur les parcours des patients en fin de vie. Les recherches sur la fin de vie sont aussi insuffisantes.

Au terme de leurs travaux, les auteurs déplorent une loi encore peu connue et peu appliquée faute de moyens. Néanmoins, selon eux, « le cadre juridique actuel institué par la loi Claeys-Leonetti répond à la grande majorité des situations ». « Dans la plupart des cas, les personnes en fin de vie ne demandent plus à mourir lorsqu’elles sont prises en charge et accompagnées de manière adéquate. »
En toute fin du rapport, ses auteurs affirment que « le cadre législatif actuel n’apporte pas de réponses à toutes les situations en fin de vie, en particulier lorsque le pronostic vital n’est pas engagé à court terme. », sans pour autant apporter de preuves et de données. On ignore à quelles situations les auteurs font référence.

 

3) L’euthanasie n’est pas une priorité pour les Français

L’exposé des motifs fait référence à une « demande sociétale forte ». Pourtant, ni l’euthanasie ni le suicide assisté ne constituent une priorité pour les Français. Selon le sondage IFOP Les Français et la fin de vie, réalisé en mars 2021, parmi leurs deux priorités concernant leur propre fin de vie, un peu plus d’un Français sur deux (55 %) cite une réponse en lien avec l’accompagnement, dont 38 % le fait d’être accompagné par des proches.

Ils sont également une petite moitié à mentionner comme priorité le fait de ne pas subir de douleur (48 %) et ne pas faire l’objet d’un acharnement thérapeutique (46 %) tandis que pouvoir obtenir l’euthanasie n’est cité que par un quart d’entre eux (24 %). Ce sondage montre qu’en fin de vie, ce que souhaitent la majorité des Français, c’est de ne pas souffrir, d’éviter l’acharnement thérapeutique et d’être accompagné.

Dans la même lignée, un autre sondage de l’IFOP pour le JDD montre l’ambivalence des Français sur la fin de vie. Si 70 % sont favorables à la proposition de la Convention citoyenne de promouvoir une aide active à mourir, seuls 36 % envisagent de recourir à l’euthanasie s’ils étaient atteints d’une maladie douloureuse et incurable. D’un point de vue personnel, les Français préféreraient en priorité être soulagés par des médicaments et des traitements. Il convient de tout faire pour soulager les douleurs physiques et les souffrances morales, sans pour autant lever l’interdit de tuer.

En fin de vie, plusieurs études récentes conduites dans des services de soins palliatifs ont montré que les demandes initiales d’euthanasie restent faibles en France (entre 0,7 % et 3 % des patients en soins palliatifs). Les demandes persistantes sont encore plus faibles. Ainsi, dans l’enquête menée par Guirimand et al au sein de la maison médicale Jeanne Garnier, 3 % des patients ont exprimé une requête d’euthanasie initiale. Seulement 10 % ont persévéré dans leurs requêtes en répétant leur demande d’euthanasie (représentant donc 0,3 % des patients en soins palliatifs).

B – Soins palliatifs et aide à mourir sont incompatibles

1) Une remise en cause de la confiance entre soignants et soignés

Le projet de loi entend faire cohabiter les soins palliatifs (titre 1er) et « l’aide à mourir » (titre 2). Or, comme le relève le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet de loi, ce texte introduit une rupture en mettant en cause le principe fondamental de l’interdit de tuer. Dans son article 38, le Code de déontologie médicale dispose que « le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ». Cet interdit de tuer est indispensable pour une relation de confiance entre soignants et soignés et il exprime une valeur fondamentale de tout le système de santé français.

Cette confiance permet, sans suspicion, d’administrer les soins antidouleurs, de limiter ou d’arrêter des traitements disproportionnés ou inutiles. Elle permet d’engager sereinement l’accompagnement médical, social et psychologique adapté à chaque personne dépendante ou malade, jusqu’au terme naturel de sa vie. C’est ce qu’offrent les soins palliatifs qui permettent aujourd’hui de répondre à toutes les situations, y compris les plus douloureuses, et aux souffrances extrêmes des grands malades.

Au contraire, l’euthanasie est une réponse brutale, en contradiction avec les immenses progrès accomplis pour améliorer la prise en charge de la fin de vie.

2) Un cadre législatif protecteur

Depuis 1999, les différentes lois sur la fin de vie ont permis de renforcer peu à peu les droits des malades et d’interdire l’acharnement thérapeutique. Elles offrent un cadre législatif protecteur pour les malades et les soignants. Ainsi, la loi du 9 juin 1999 dispose que « toute personne malade dont l’état le requiert, a le droit d’accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement ». La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie (dite loi « Léonetti ») reconnaît le droit de refuser l’acharnement thérapeutique. Ces droits ont été réaffirmés par la loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016.

Toute personne en fin de vie a le droit de bénéficier de soins « proportionnés ».

3) Des soins palliatifs menacés dans les pays ayant légalisé l’euthanasie

A l’étranger, la légalisation de l’euthanasie a une réelle répercussion sur le développement des soins palliatifs.

Au Canada, l’aide médicale à mourir (AMM) est légalisée depuis 2016. Une étude de 2022 de l’éthicien Tom Koch montre que la crainte des opposants que l’AMM ne se substitue aux soins palliatifs était justifiée. Ainsi, un rapport de Santé Canada de 2020 sur les raisons invoquées par les patients demandant une AMM indique que plus de 50 % des répondants ont signalé un contrôle insuffisant de la douleur ou s’inquiètent de la possibilité que leur douleur pourrait devenir incontrôlable ; plus de 50 % ont également donné comme raison le contrôle généralement insuffisant des autres symptômes.

La Société canadienne des médecins de soins palliatifs souligne que seulement 15 % des personnes qui auraient besoin de soins palliatifs y ont accès.

Comme le constate le Dr Leonie Herx, professeure clinique de médecine palliative à la faculté de médecine Cumming de l’Université de Calgary, « la loi sur la mort assistée et sa mise en œuvre au Canada ont considérablement endommagé les soins palliatifs, provoquant la diminution des ressources en soins palliatifs, leur remplacement par les pratiques de la mort assistée et l’augmentation de la détresse des cliniciens. ».

En Belgique, dans un communiqué commun, les trois fédérations professionnelles de soins palliatifs ont exprimé en 2022 leur souhait de mieux faire connaître les soins palliatifs et dénoncé le manque d’accès pour les patients atteints d’une maladie incurable. « Nous continuons de les voir comme des soins en phase terminale, pour les personnes atteintes de cancer ou pour les personnes âgées, dans leurs derniers jours de vie. Il est temps de changer cela. »

C – L’urgence du développement des soins palliatifs

1) Un accès insuffisant et inégal aux soins palliatifs

Aujourd’hui, l’accès aux soins palliatifs reste largement insuffisant. Dans son rapport de juillet 2023, la Cour des Comptes estime que les besoins en soins palliatifs ne sont couverts qu’à hauteur de 50 %. Sont en cause une répartition inégale des structures spécialisées sur le territoire, des soignants trop peu nombreux, et une culture palliative encore mal perçue au sein de la société et du corps médical.

Si la majorité des territoires disposent d’unités spécialisées dans la prise en charge palliative, vingt et un départements (Ardenne, Cher, Corrèze, Creuse, Eure-et-Loir, Gers, Indre, Jura, Lot, Lozère, Haute-Marne, Mayenne, Meuse, Orne, Pyrénées-Orientales, Haute-Saône, Sarthe, Tarn-et-Garonne, Vosges, Guyane, Mayotte) en sont encore dépourvus au mois d’avril 2024. Par ailleurs, l’offre de soins palliatifs à domicile et en Ehpad est insuffisante.

2) L’annonce d’une stratégie décennale qui ne lève pas les inquiétudes

Dans un entretien au Monde publié le 6 avril 2024, la ministre de la santé Catherine Vautrin a dévoilé le contenu d’un plan décennal de développement des soins palliatifs, annonçant une dépense supplémentaire de 1,1 milliard d’euros dans dix ans. La dépense annuelle passera ainsi de 1,6 milliard d’euros à 2,7 milliards d’euros en 2034, ce qui revient à une croissance annuelle d’à peine 6 %.

En tenant compte de l’inflation qui vient diminuer l’impact positif de cette hausse, il est difficile de voir comment les besoins réels des Français seront couverts d’ici 2034.
La ministre a également annoncé l’ouverture d’unités de soins palliatifs dès 2024 dans une dizaine de départements qui n’en disposent toujours pas, ce qui correspondrait à la création de 220 lits supplémentaires. Cela reste bien insuffisant face aux enjeux, alors que 50 % des Français qui en ont besoin n’ont toujours pas accès aux soins palliatifs.

Dans une étude de 2018 intitulée « Révision de la loi bioéthique : quelles options pour demain ? », le Conseil d’État avait considéré que « l’expression d’une demande d’aide anticipée à mourir ne devrait jamais naître d’un accès insuffisant à des soins palliatifs. L’accès à des soins palliatifs de qualité constitue ainsi une condition indispensable à l’expression d’une volonté libre et éclairée du patient dans les derniers moments de la vie et, plus largement, un préalable nécessaire à toute réflexion éthique aboutie sur la question de la fin de vie. »

Le Conseil d’État mettait en garde contre le risque que le suicide assisté et l’euthanasie ne s’imposent aux patients par défaut d’accès aux soins nécessaires.
Ce risque est à prendre en compte dans la mesure où la loi fin de vie, si elle était votée, pourrait entrer en vigueur dès 2025 tandis que la « stratégie décennale des soins d’accompagnement » doit s’étaler sur dix ans.

Les débats à l’Assemblée nationale débuteront dès la fin du mois de mai 2024, tandis que le vote de crédits supplémentaires pour les soins palliatifs ne pourrait advenir qu’à l’automne, lors de l’adoption du projet de loi de financement de la sécurité (PLFSS) pour 2025.

Dans ce contexte, il est particulièrement préoccupant de lever l’interdit de tuer alors que le système de santé est en crise et qu’un accès effectif et réel aux soins palliatifs n’est pas garanti aux Français sur tout le territoire national.

II – Un projet de loi dangereux

 

A – L’illusion d’un cadre strict et restrictif

1) Un « modèle français » de la fin de vie

Lors de la présentation des grandes lignes du projet de loi dans un entretien publié par La Croix et Libération le 10 mars 2024, le président de la République a évoqué un « modèle français » de la fin de vie, qui se départirait des législations pouvant exister à l’étranger et des dérives que l’on peut y constater. Il s’agirait d’ouvrir la possibilité de demander une aide à mourir « sous certaines conditions strictes. »

S’il est manifeste que ce « modèle français » s’exprime dans les mots choisis et le refus de nommer les réalités que porte ce texte, on a peine à y déceler les barrières infranchissables qu’il prétendrait ériger.

En particulier, deux dispositions du projet de loi font douter de la possibilité d’un encadrement strict, tant elles sont difficiles à évaluer et sujettes à interprétation :

  • Le critère d’une « souffrance psychologique insupportable ». Lorsqu’une personne exprime une telle souffrance psychologique « insupportable », elle doit être écoutée et accueillie. Il ne s’agit pas de juger ou d’évaluer sa souffrance mais toujours de l’accompagner et la soulager.
  • Un pronostic vital engagé à « moyen terme », sans définir ce « moyen terme ». Sur France 2, Catherine Vautrin, la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, a estimé le 11 mars 2024 que ce délai se situait entre « six et douze mois » avant la mort. Or, pour les médecins, un tel délai est très difficile à pronostiquer. « On sait à peu près prédire une fin de vie à quelques heures mais même à ce stade, il arrive de se tromper. Dès qu’il s’agit de se prononcer en semaines, la plupart des soignants ne font pas de pronostic car c’est trop compliqué. En mois, cela devient impossible », avertit Ségolène Perruchio, médecin et vice-présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs.
2) Une évolution inquiétante dans les pays ayant légalisé ces pratiques

Dans tous les pays qui ont légalisé le suicide assisté et l’euthanasie, la loi initiale prévoyait des conditions strictes. Pourtant, si l’on regarde les chiffres d’année en année, on peut constater que ce qui devait rester exceptionnel devient de plus en plus fréquent.

  • En Belgique, selon les chiffres communiqués par la Commission fédérale de contrôle, le nombre d’euthanasies officiellement recensées est passée de 235 en 2003 à 3423 en 2023. Les euthanasies déclarées ont ainsi été multipliées par quinze en vingt ans, une évolution qui tranche radicalement avec l’argument fourni en 2002 selon lequel l’euthanasie devait être seulement permise dans des situations exceptionnelles. La loi n’a pas empêché, pour autant, la persistance d’euthanasies clandestines. Une étude parue en 2018 dans le Journal of Pain and Symptom Management (JPSM) relève que 25 à 35 % des euthanasies pratiquées en Flandre n’auraient pas été déclarées à la Commission fédérale de contrôle.
  • L’évolution du nombre d’euthanasies est encore plus impressionnante au Canada. En l’espace de six années (2016-2022), le nombre d’euthanasies a crû fortement, passant de 1 018 à 13 241 décès soit 4,1 % des décès canadiens. Cela représente 6,6 % des décès au Québec, soit 4 801 cas, en augmentation de 46 % en un an.
  • On assiste également à une augmentation importante des suicides assistés en Suisse. Depuis 2010, leur nombre a triplé en 10 ans, passant de 352 en 2010 à 1251 décès en 2020.
  • Aux Pays-Bas, selon le rapport annuel 2022 des commissions régionales de contrôle néerlandaises (Regionale Toetsingcommissies Euthanasie, RTE), le nombre d’euthanasies officiellement recensées est passé de 1882 en 2002 à 8720 en 2022, soit 5,1 % du nombre des décès. Le rapport de 2022 fait état de 379 cas d’euthanasies pratiquées pour des polypathologies gériatriques, 115 pour des troubles psychiatriques, 282 chez des personnes présentant une démence légère et 6 pour des personnes « démentes » qui ne sont plus capables de s’exprimer sur une demande d’euthanasie (sur directives). Tous ces cas ont progressé de plus de 30 % par rapport à 2019. Dans une tribune parue dans Le Monde en décembre 2022, un ancien contrôleur des cas d’euthanasie s’inquiétait de cette évolution. Il faisait ainsi remarquer que « ce qui est perçu comme une occasion bienvenue par ceux qui sont attachés à leur autodétermination devient rapidement une incitation au désespoir pour les autres ».
 
3) Un encadrement impossible

Quel que soit le pays, les législations originellement restrictives ont laissé la place à une législation au champ d’application de plus en plus large et aux conditions de plus en plus souples.

  • Belgique

En Belgique, on constate de multiples dérives dans l’interprétation et dans l’application de la loi.

Les critères à respecter, notamment la notion de « souffrance physique ou psychique constante, insupportable et inapaisable », sont interprétés de plus en plus largement.

  • Dans 21 % des cas d’euthanasies en 2023, le décès n’était pas attendu à « brève échéance », ce qui signifie que les personnes n’étaient pas en fin de vie. Parmi les situations recouvertes par les euthanasies sur des personnes qui ne sont pas en fin de vie, figure notamment le cas des « polypathologies », consistant en une combinaison de pathologies non terminales (telles que l’arthrose, la baisse de la vue ou de l’ouïe, ainsi que les difficultés à se déplacer ou l’incontinence) mais dont l’addition est néanmoins considérée comme permettant l’accès à l’euthanasie.
  • Le 28 février 2014, la possibilité du recours à l’euthanasie a été élargie aux mineurs (sans âge minimum) dotés de la capacité de discernement et dont la mort est prévue à brève échéance. Cet élargissement s’est fait au nom du principe de non-discrimination.
  • On dénombre chaque année plusieurs cas d’euthanasie de patients souffrant de dépression. Pourtant, l’appréciation du caractère définitivement incurable de la dépression fait débat d’un point de vue scientifique. Dans une tribune parue en 2018, 150 médecins belges ont d’ailleurs ouvertement remis en cause la pratique de l’euthanasie sur les personnes souffrant de troubles psychiques, du fait notamment de ses effets contre-productifs sur la prévention du suicide et sur l’accompagnement de ces personnes.

 

  • Suisse

 

  • L’article 115 du code pénal interdit l’assistance au suicide pour un motif intéressé, mais tolère de facto l’aide au suicide, médicale ou non, en l’absence de mobile « égoïste ».
  • En 2018, l’Académie Suisse des sciences médicales (ASSM) a révisé ses directives sur la fin de vie, se traduisant par un assouplissement des conditions d’accès au suicide assisté. Si les précédentes versions mentionnaient la nécessité d’être atteint d’une pathologie impliquant une fin de vie proche pour avoir recours à un suicide assisté, ce n’est plus le cas depuis une nouvelle version publiée en 2018 puis revue en 2021, intitulée « Attitude face à la fin de vie et à la mort » : celle-ci n’évoque que la présence de « maladie et/ou limitations fonctionnelles » causant au patient une « souffrance qu’il juge insupportable ».

 

  • Canada

 

  • Lorsque le Canada a dépénalisé « l’aide médicale à mourir » (euthanasie) en 2016, la loi canadienne prévoyait que l’euthanasie ne pouvait être réalisée que sur des personnes majeures « affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables leur causant des souffrances persistantes et intolérables ». L’affection dont souffrait la personne devait être incurable et mener au « déclin avancé et irréversible de ses capacités » et au fait que « sa mort naturelle soit devenue raisonnablement prévisible ».
  • Cinq ans plus tard, en 2021, la loi a été modifiée avec l’élargissement à des personnes qui ne sont pas en fin de vie, ce qui élargit le recours à l’euthanasie à des personnes atteintes de maladie « incurable » ou de handicap.

B – Un projet de loi en contradiction avec la prévention du suicide

Environ 9 000 personnes se suicident chaque année en France. Le taux de suicide pour 100 000 habitants en France est à 13,4, supérieur à la moyenne des pays européens. Même si le nombre de suicides a tendance à baisser depuis 20 ans (plus de 12 000 suicides en France au milieu des années 80), la prévention du suicide reste un enjeu majeur de santé publique.

Tout suicide est un drame et un échec pour la société. Un suicide marque très douloureusement sept personnes en moyenne dans l’entourage de celui qui a mis fin à ses jours. Pourtant, il pourrait en être autrement : le suicide n’est pas une fatalité comme le rappellent les professionnels de la prévention et tous ceux qui, après une tentative, reprennent goût à la vie.

Alors que le drame du suicide endeuille tant de nos contemporains et que sa prévention en mobilise tant d’autres, comment peut-on envisager d’exclure certaines catégories de patients de sa prévention, jusqu’ici universelle, par l’autorisation d’une assistance au suicide ?

En septembre 2023, le Pr Michel Debout, psychiatre et membre de l’Observatoire national du suicide, alertait sur les risques d’une loi qui ouvrirait le droit à mettre fin à ses jours :

« Il faut faire attention aux signaux que l’on envoie aux personnes qui souffrent au point de ne pas supporter le jour d’après. La prévention consiste à prendre en compte cette souffrance avant le passage à l’acte. Avec une loi qui autorise le suicide assisté, on prend le risque que certaines personnes en souffrance l’envisagent comme une issue. »

L’autorisation du suicide assisté risque de banaliser le suicide et d’entraver sa prévention, en ignorant qu’il produit un effet de contagion aussi nommé « l’effet Werther ». Décrit en 1982 par le sociologue américain David Philipps, cet effet de contagion est régulièrement vérifié lors des suicides de personnalités emblématiques.

Ainsi, dans des recommandations adressées aux professionnels des médias, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en partenariat avec l’Association internationale pour la prévention du suicide (IASP), préconise notamment d’éviter le langage qui sensationnalise et normalise le suicide ou qui le présente comme une solution aux problèmes.

 

C – Le suicide assisté et l’euthanasie poussent à l’exclusion des personnes les plus vulnérables et ouvrent la porte à la pression économique

1) Une logique libérale de réduction de coûts

La discussion sur le suicide assisté et l’euthanasie se déroule dans un climat social où le débat public sur les coûts élevés de la santé se concentre de plus en plus sur le fait que les personnes en fin de vie ou les personnes âgées coûteraient trop cher.

A l’étranger, un calcul sur les réductions de coûts permises par l’euthanasie a déjà été effectué. Avant le vote d’une loi C-7, élargissant les conditions d’accès à l’Aide médicale à mourir au Canada, un rapport officiel estimait ainsi que l’extension de l’accès à l’AMM permettrait de réaliser 149 millions de dollars d’économies. Dans ce pays, les médias rapportent régulièrement le cas de personnes en situation de précarité ou privées de prise en charge adéquate qui recourent à l’euthanasie, n’ayant d’autre issue possible.

2) Le risque d’auto-effacement des personnes les plus vulnérables

En ouvrant la possibilité de recourir à l’euthanasie ou le suicide assisté, le projet de loi risque de conduire les personnes les plus vulnérables à « l’auto-effacement », comme avait mis en garde l’ancien ministre des Solidarités Jean-Christophe Combe en juin 2023. En effet, dans la pratique, bien souvent, ce n’est pas la douleur physique, mais le désespoir existentiel, qui conduit à l’euthanasie.

En France, selon une étude de 2012, sur 476 demandes d’accélération de la mort exprimées par des patients, les motifs principaux (>40 %) sont la culpabilité d’être un fardeau pour sa famille (51,3 %), la peur de donner une image intolérable de soi-même (49,8 %), une vie inutile (42,6 %) et la peur d’une souffrance insoutenable (41,2 %).

Dans les pays ayant légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté, la peur de peser sur l’entourage joue aussi un rôle prédominant. En Oregon, premier état américain à avoir légalisé le suicide assisté, le sentiment d’être un poids pour les proches est invoqué par 43 % des personnes ayant recours au suicide assisté en 2023.

Parmi les autres raisons invoquées, 92 % des personnes citent la perte d’autonomie, 88 % la perte de capacité à faire des activités qui rendent la vie agréable, 64 % la perte de dignité et 34 % le manque ou l’inquiétude sur le contrôle de la douleur. Au Canada, 35 % des personnes ayant recouru à l’euthanasie en 2022 ont attribué leur souffrance à la charge perçue sur la famille, les amis ou les aidants.

III – Pour un accompagnement de la fin de vie solidaire

Face à ces constats, Alliance VITA formule plusieurs propositions pour un accompagnement humain de la fin de vie sans exclure les personnes les plus vulnérables :

  1. Réaffirmer le refus de l’euthanasie et du « suicide assisté » comme de l’acharnement thérapeutique, conformément à l’esprit des lois Leonetti de 2005 et Claeys-Leonetti de 2016, toutes deux votées à l’unanimité.
  2. Garantir l’accès universel aux soins palliatifs. Appliquer concrètement la loi de 1999 alors que 21 départements n’ont toujours pas d’unités de soins palliatifs.
  3. Dresser un état des lieux approfondi des conditions dans lesquelles on meurt aujourd’hui en France. L’IGAS et la mission d’évaluation de la loi Claeys-Leonetti constatent un manque de données criant sur la fin de vie en France.
  4. Assurer un suivi précis de la loi Fin de vie du 2 février 2016 pour que les pratiques de « sédation profonde et continue jusqu’au décès » et de « directives anticipées contraignantes » ne se traduisent pas par des euthanasies masquées.
  5. Renforcer la politique de prévention du suicide sans exclure les citoyens les plus vulnérables, dépendants ou âgés
  6. Adapter la société aux défis du vieillissement, en adoptant d’ici la fin de l’année une loi de programmation financière du grand âge dotée de moyens suffisants pour pouvoir accompagner dignement nos aînés et prendre soin d’eux.
  7. Développer les actions de solidarité intergénérationnelle pour lutter contre l’isolement des personnes âgées et soutenir davantage les aidants familiaux.

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