Résumé : Restreindre l’accès à l’avortement augmente-t-il réellement le suicide chez les femmes ?
Une étude [1] publiée par des chercheurs de l’Université de Pennsylvanie dans le Journal de la société médicale américaine de psychiatrie (JAMA, Décembre 2022) et relayée dans les médias français indique que “le taux de suicide chez les femmes en âge de procréer augmente significativement lorsque l’accès à l’IVG est restreint ou aboli”. D’emblée les auteurs se démarquent des études liant l’avortement à des conséquences négatives sur la santé mentale des femmes (dépression, tentatives de suicide).
En revanche ils inscrivent leur recherche dans le prolongement de l’étude Turnaway selon laquelle les femmes exclues de l’avortement, parce qu’hors délai, seraient plus stressées et plus anxieuses que les femmes ayant pu avorter. Ils prétendent même aller plus loin en questionnant l’existence d’un lien entre les législations des Etats américains concernant l’avortement ou l’accès à la santé sexuelle et reproductive et les taux de suicide des femmes aux Etats-Unis.
En s’appuyant sur une période de 1974 à 2016, les auteurs ont ainsi analysé les taux de suicide avant et après le vote de réglementations ciblant les cliniques d’avortement, et ont observé “un taux annuel de suicide 5,81 % plus élevé que dans les années précédant l’application de ces réglementations”. Publiée en décembre 2022, cette étude [1, 2022] ne prend pas en compte la révocation de l’arrêt Roe vs Wade par la Cour Suprême américaine sur les taux de suicides aux Etats-Unis.”
1-Le contexte américain
1-a) Le contexte américain des avortements
Aux Etats-Unis, le délai autorisé pour l’avortement varie sensiblement d’un Etat à l’autre. Selon le CDC (Center for Disease Control) , les avortements sont réalisés pour moitié par voie médicamenteuse avant 10 semaines de grossesse et pour moitié par voie chirurgicale, soit par aspiration en deçà de 13 semaines soit par dilatation et évacuation au-delà de 13 semaines. Enfin, toujours selon le CDC, 93% des avortements sont effectués jusqu’à 13 semaines de grossesse. Plus de 65 000 avortements sont ainsi réalisés au-delà de 13 semaines.
En France, l’IVG est autorisée jusqu’à 14 semaines de grossesse. 76% des avortements sont pratiqués par voie médicamenteuse avant 7 semaines de grossesse. Les réglementations sont régies par l’Etat : les avortements sont réalisés pour 65% en établissement hospitalier, et pour 34% à domicile, en centre de santé ou de planification, ou en cabinet libéral. Aux Etats Unis, les réglementations diffèrent d’un Etat à un autre.
1-b) Quelles sont les structures effectuant les avortements aux Etats-Unis ?
Selon la Kaiser Family Foundation , les avortements sont effectués pour moitié par des cliniques spécialisées dans les avortements (53%) et pour l’autre moitié, par des cliniques généralistes et des hôpitaux (46%), le 1% restant l’étant par des cabinets de médecins. Aux Etats-Unis, ces cliniques sont majoritairement privées et appartiennent, pour beaucoup, à la Fédération Américaine du Planning Familial (Planned Parenthood) qui revendique 374 155 avortements (selon le rapport annuel 2021-22 de la fédération) sur les 930 160 avortements pratiqués en 2020 (selon le Guttmacher Institute).
1-c) Quelles sont les réglementations régissant la pratique de l’avortement aux Etats-Unis ?
L’étude [1, 2022] s’intéresse à l’application des réglementations relatives à la pratique de l’avortement dans les cliniques selon les Etats de 1973 à 2016. Ces réglementations dites TRAP (Targeted Regulation of Abortion Providers) ont été décrites dans un article de N. Austin et S. Harper de l‘Université McGill TRAP [2, 2019]. Selon les Etats, les cliniques doivent respecter 3 types de réglementations :
- des règles appliquées habituellement à des centres de chirurgies ambulatoires,
- des droits d’accès/d’admission spécifiques à l’hôpital le plus proche
- des accords de transfert vers cet hôpital en cas d’urgence.
Les auteurs de l’article [2, 2019] considèrent que ces 3 types de réglementations sont superflues pour réaliser des avortements de manière sécurisée. Selon [2], ces normes appliquées aux cliniques d’avortement peuvent en entraver l’accès, en raison du coût induit et de la difficulté à obtenir les règles de transfert vers les hôpitaux. Cette situation pourrait ainsi réduire les taux d’avortement selon certaines études citées par [2, 2019]. Par comparaison, en France, elles sont obligatoires pour les interruptions chirurgicales de grossesse.
Les auteurs de [1,2022] reprennent ces différentes réglementations pour créer un indicateur allant de 0 (pas de réglementations) à 3 (incluant les 3 types de réglementations). La carte des Etats-Unis (figure 1 ci-dessous) représente ces différents niveaux de réglementations.
Figure 1 : Indicateurs des niveaux de réglementations des cliniques pratiquant l’avortement [1, 2022]
2- Variation du taux de suicide des femmes en âge de procréer avant et après la mise en œuvre de règlementations restreignant l’accès à l’avortement
2-a) Les facteurs explicatifs des suicides aux Etats Unis
Aux Etats Unis, le suicide est un sujet de santé public majeur puisqu’il est à l’origine de 46 000 décès par an (https://www.cdc.gov/suicide/facts/index.html ) soit un taux national de 13,5 pour 100 000 habitants en 2016 (légèrement supérieur au niveau Français 12,3 en 2017) avec des disparités entre les hommes (21/100000 contre 19,3 en France) et les femmes (6/100000 égal au niveau Français).
Selon les experts du Center for Disease Control, les facteurs de risques pouvant déclencher des suicides sont multiples (https://www.cdc.gov/suicide/factors/index.html ): individuels (dépression, souffrance chronique, difficultés financières, utilisation de drogues, abus sexuels…), relationnels (harcèlement, terrain familial, isolement, violences…), communautaires, ethniques ou sociaux.
2-b) Un modèle élaboré à partir de variables contestables
Expliquer les suicides est donc une tâche difficile qui dépend de nombreux facteurs individuels et collectifs. Les auteurs de [1,2022] construisent pourtant un modèle extrêmement simplificateur pour interpréter le taux de suicide par Etat et par année. En effet, ils ne sélectionnent que des indicateurs macro qui ne correspondent pas du tout aux facteurs identifiés par le CDC :
- (1) le PIB annuel par Etat,
- (2) le taux de chômage par Etat,
- (3) le taux d’Africain-Américain dans la population de l’Etat,
- (4) le pourcentage de sénateurs républicains.
Outre l’incongruité d’inclure les sénateurs républicains comme facteur explicatif du taux de suicide des femmes, le taux d’Africain-Américain n’apparait pas non plus pertinent au vu des différences ethniques sur le taux de suicide (cf [3, 2021]). En effet, les Afro-Américains ne se distinguent pas des Hispaniques ni des Asiatiques puisque tous affichent des taux de suicides plus faibles que la moyenne nationale de manière constante dans le temps. A l’inverse, la population blanche se distingue avec un taux de suicide significativement supérieur à la moyenne nationale.
2-c) Un modèle aux résultats peu fiables (marge d’erreur et groupes test)
Selon les auteurs, le résultat principal de l’article [1, 2022] est le suivant : “ l’application de réglementations ciblant les cliniques d’avortement (Targeted Regulation Abortion Providers) a occasionné une hausse annuelle de 5,81% du taux de suicide des femmes en âge de procréer comparée aux années avant la mise en application de ces réglementations”.
La méthode utilisée des doubles différences (ou en anglais des différences au sein des différences “difference in difference”) est une méthode de comparaison d’échantillons pour évaluer les effets dans le temps d’une législation. Les limites de cette méthode ont été décrites par Esther Duflo, prix Nobel d’économie en 2019, dans un article de 2004 [4].
La hausse annuelle de 5.81% résulte d’un modèle, comportant, comme tout modèle, une marge d’erreur d’estimation. En regardant les résultats plus complets du modèle, l’estimation de la hausse annuelle est en fait comprise entre 1.09% et 10.94% si on veut un résultat sûr à 95% (statistiquement parlant un intervalle de confiance à 95%). Le chiffre cible est donc entaché d’une large incertitude.
Pour renforcer leur argumentation et réaliser une étude de sensibilité, les auteurs de [1] comparent le taux de suicide dans le groupe cible des femmes entre 20 et 34 ans en âge de procréer avec deux autres groupes de contrôles :
- le taux de suicide parmi les femmes âgées de 45 ans et plus (qui ne sont donc a priori plus en âge de procréer)
- le taux de mortalité des femmes en âge de procréer, victimes d’accidents de voiture.
Les auteurs appliquent leur modèle à ces deux autres indicateurs. On s’attend à un résultat négatif : les réglementations TRAP ne devraient pas avoir d’effet sur le taux de suicide des femmes qui ne sont plus en âge de procréer ni des femmes victimes d’accident de voitures.
Or, lorsque l’on compare l’impact des réglementations TRAP sur le taux de suicide des femmes en âge de procréer (TRAP law index entre 0,03 et 0,32) avec celui des autres groupes, on note que le poids du TRAP law index n’est pas sans impact sur le taux de suicide des femmes âgées de 45 ans et plus (entre –0,11 à 0,24) ni même sur le taux de mortalité des femmes en âge de procréer, victimes d’accidents de voiture (-0,04 à 0,11).
Cela contredit la déclaration du communiqué accompagnant la publication de l’étude : « [Les chercheurs] ont effectué la même analyse pour toutes les femmes âgées de 45 à 64 ans entre 1974 et 2016. Ils n’ont trouvé aucun effet ».
Figure 2 : Comparaison de l’impact des réglementations sur les cliniques d’avortement sur les taux de suicide des femmes de 20 à 34 ans, celles de 45 à 64 ans et le taux de mortalité automobile pour les femmes âgées de 20 à 34 ans. [1, 2022]
3- Que disent les données descriptives ?
3-a) Y a-t-il un lien entre les réglementations des cliniques d’avortements et le taux de suicide par Etat ?
Le taux de suicide des femmes varie aussi sensiblement d’un Etat à un autre :
Figure 3 : Taux de suicide des femmes par Etat américain en 2016 (pour 100000 femmes)
Selon les données comparées dans les cartes et tableaux associés, il n‘y a aucun lien entre le taux de suicide et les réglementations TRAP en 2016. Comme le mentionne le CDC, parmi les Etats n’ayant aucune réglementation TRAP, le taux de suicide (ramené à 100 000 habitants) est plus élevé dans les Etats ruraux (Alaska,”12.7″, Wyoming,”11.2″, Utah,”10.8″, Nevada,”10.6″, Idaho,”10.3″, New Mexico,”9.8”…) que dans les Etats plus peuplés citadins (California : ”5”, New York : ”4”…).
De même, parmi les 8 Etats les plus réglementés TRAP, l’Illinois a un taux de suicide très faible (5) alors que le Missouri atteint 9.
Les auteurs de [1] comparent le taux de suicide chez les femmes en âge de procréer dans les Etats sans réglementations (28 Etats avec un taux de suicide moyen de 5,5/100 000) à celui observé dans les Etats ayant au moins une règlementation (22 Etats sans mention précise du taux associé dans l’article).
Or, si l’on compare la moyenne des taux de suicide des femmes en âge de procréer en 2016, ce taux est plus haut dans les Etats sans réglementations TRAP (7,27/100 000) que dans les Etats avec réglementations (6,7/100 000). On observe la même tendance sur les années 2012-2016 avec un taux de suicide de 6,95/100 000 dans les Etats sans réglementations contre 6,21/100 000 dans les Etats avec règlementations (11,9% d’écart). Ceci tend à montrer que l’explication du taux de suicide est à chercher dans d’autres variables que celles choisies par les auteurs de l’étude.
3-b) Y a-t-il un lien entre les réglementations des cliniques d’avortements et les taux d’avortement ?
Pour finir, l’étude [2] laisse penser que le niveau des règlementations devrait avoir un impact direct sur les taux d’avortement par Etat. Or, aucun lien visible n’apparait lorsqu’on regarde les taux d’avortement par Etat en 2016.
Figure 4 : Taux d’avortement pour 1000 femmes en âge de procréer par Etat américain en 2016
On observe des écarts très importants quel que soit le niveau de réglementations. Ainsi, parmi les Etats où les règlementations sont les moins fortes, le Dakota du Sud affiche un taux de 2,8 avortements pour 1000 femmes contre 23 avortements pour 1000 femmes dans l’Etat de New York. De même, parmi les 8 Etats les plus réglementés (niveau 3), l’Illinois a un taux d’avortement de 15,5/1000 contre 4/1000 dans le Missouri.
En conclusion
- Cette étude montre des limites fondamentales : Le modèle élaboré s’avère ultra-simpliste. Les variables sur lesquels il repose sont contestables puisque le taux de suicide est interprété au regard d’indicateurs très généraux sans lien direct avec le suicide. Les experts sur ce sujet s’accordent pourtant sur le fait que les facteurs conduisant au suicide sont nombreux et complexes.
- Les résultats du modèle sont peu fiables. D’une part la marge d’erreur autour du chiffre cible (hausse annuelle de 5.81% du taux de suicide après la mise en œuvre de réglementations) est très importante. D’autre part l’application du modèle à deux groupes test (taux de suicide parmi les femmes de plus de 45 ans et le taux de mortalité des femmes en âge de procréer victimes d’accidents de voiture) s’avère peu concluante.
- Les données descriptives montrent que ces réglementations ne sont liées ni au taux de suicide ni au taux d’avortement.
Le suicide et l’avortement sont des sujets graves qui exigent une plus grande rigueur et des études sérieuses. Les taux élevés de suicides aux Etats-Unis comme en France nécessitent de se pencher sur les facteurs à l’origine du passage à l’acte.
Plus globalement, la santé mentale fait l’objet d’attention renouvelée. En octobre 2021, l’OMS déplorait le manque de moyens dédié à cette question. Dans ce cadre, il serait important d’étudier l’impact du recours à l’avortement sur la santé mentale des femmes.
Références :
[1] Zandberg J, Waller R, Visoki E, Barzilay R. Association Between State-Level Access to Reproductive Care and Suicide Rates Among Women of Reproductive Age in the United States. JAMA Psychiatry. 2023;80(2):127–134. doi:10.1001/jamapsychiatry.2022.4394 20221231-Psychiatry-Association-Between-State-Level-Access-to-Reproductive-Care-and-Suicide-Rates-Among-Women-of-Reproductive-Age-in-the-United-S.pdf [2] Austin N, Harper S. Constructing a longitudinal database of targeted regulation of abortion providers laws. Health Serv Res. 2019 Oct;54(5):1084-1089. doi: 10.1111/1475-6773.13185. Epub 2019 Jun 17. PMID: 31206632; PMCID: PMC6736922. [3] Ramchand R, Gordon JA, Pearson JL. Trends in Suicide Rates by Race and Ethnicity in the United States. JAMA Netw Open. 2021;4(5):e2111563. doi:10.1001/jamanetworkopen.2021.11563 [4] Bertrand, M., Duflo, E., & Mullainathan, S. (2004). How Much Should We Trust Differences-in-Differences Estimates? The Quarterly Journal of Economics, 119(1), 249–275. http://www.jstor.org/stable/25098683