Un rapport d’information cosigné par 4 sénatrices de différents partis alerte sur l’emprise de l’industrie pornographique et ses impacts néfastes, sous le titre choc de « l’enfer du décor ». Publié le 27 septembre au nom de la Délégation aux droits des femmes, ce rapport de 205 pages étudie en profondeur l’importance de ce secteur, ses modes de fonctionnement, la banalisation de son usage, et les dangers et menaces que cette industrie fait peser sur les jeunes et la société entière, selon l’expression du rapport.
23 recommandations finalisent le rapport, autour de la lutte contre les violences pornographiques, de la suppression de contenus numériques, de la protection des mineurs et de l’éducation des adolescents. Ce rapport sénatorial n’a pas de caractère législatif, mais a valeur d’appel auprès du public et du gouvernement. Les rédactrices vont jusqu’à écrire qu’il y a « urgence à engager un débat public sur les pratiques de cette industrie et sur son existence même ».
Un accès massif depuis l’avènement du numérique.
La pornographie est une industrie qui a « fait de l’exploitation et la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes un business à l’échelle mondiale ». Les chiffres sont connus et méritent d’être rappelés. Selon les sources citées par le rapport, la pornographie représente 27% du trafic vidéo en ligne. 136 milliards de vidéos sont visionnées chaque année. Si le chiffre d’affaires stricto sensu du secteur de la pornographie est estimé à 7.5 Mds au niveau mondial, il faut ajouter les revenus générés par le trafic : l’estimation fournie dans l’étude est de 140 milliards $. Le chiffre d’affaire de Netflix, pour comparaison, est de 25 Mds. Les intérêts financiers sont donc colossaux. Ces intérêts économiques ont engendré un phénomène classique de concentration de l’industrie, la société Mindgeek basée au Canada détenant les plus grosses plateformes de diffusion de contenus. La France est le 4° pays le plus consommateur, derrière les Etats Unis, le Royaume Uni et le Japon, avec une estimation de 19.3 millions de personnes qui se rendent au moins une fois dans le mois sur un site classifié « adulte », dont 2.5 millions de mineurs. Le public consommateur s’est élargi avec cet accès massif et facilité. 2/3 des enfants de moins de 15 ans et 1/3 des enfants de moins de 12 ans ont déjà eu accès à des images pornographiques. Avant 18 ans, 95% des garçons et 86% des filles ont été exposés à des images de ce type. La consommation est donc à la fois banalisée et généralisée. Le rapport note que la massification de la consommation à partir des années 2000, avec un accès quasi libre et gratuit, a pu être un facteur dans l’apparition et le développement de contenus de plus en plus violents.
Une industrie imposant une norme dégradante et violente pour les femmes.
Le titre du rapport « l’enfer du décor » s’applique en particulier aux conditions de production des images. Des chercheurs auditionnés établissent un lien entre la production pornographique et la prostitution. De nombreux témoignages recueillis soulignent la violence et les pressions exercées sur les femmes lors de la production des scènes. Une étude par des associations estime que 88% des scènes comportent des violences physiques. Les viols sont nombreux et souvent jamais dénoncés. Une procureure de la République a déclaré que « le milieu pornographique est quasi-exclusivement celui de la violence ». La responsable de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) Madame Elvire Arrighi a fait état de « la porosité entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie ». Une responsable du mouvement du nid a corroboré ce fait par son expérience de terrain. Certains qualifient l’industrie pornographique de « proxénétisme 2.0 ». De plus, un cercle vicieux s’installe avec une demande de la part des clients de la prostitution de pratiques visionnées auparavant. La lecture du rapport est une illustration dramatique de l’impossibilité de contrôler les pratiques de ce secteur, et l’impact catastrophiques pour de nombreuses femmes. Le témoignage d’une ancienne actrice, Mia Khalifa, est emblématique. Le document du Sénat questionne également la réalité du consentement de la part des femmes qui tournent les scènes. Leur position de vulnérabilité jette un doute sur la présentation par l’industrie d’une activité contractuelle commerciale comme une autre. Lors de son audition, Mme Arrighi a souligné que « les actes, même consentis, découlent d’une nécessité matérielle et d’une précarité économique dont souffrent ceux qui s’y livrent plutôt que d’un choix libre et éclairé. (…) C’est bien l’esprit de notre droit de dire que, même si l’intérêt économique est partagé, personne ne doit profiter matériellement des services sexuels tarifés d’un tiers. La notion de dignité humaine est objective et supplante dans notre droit celle du consentement, qui est, elle, subjective, et donc sujette à manipulation ». Alors que des voix plus nombreuses s’élèvent pour demander une banalisation de la prostitution renommée « travail du sexe », il est intéressant de noter ces mots dans le rapport : « À partir du moment où on considère l’échange, la transaction sexe contre argent comme un métier comme un autre, on va se retrouver confrontés à ces situations d’abus ».
Les ramifications de cette situation pour la société entière sont dénoncées : l’accès pour les mineurs au mépris de la loi, une hyper sexualisation précoce, le développement des conduites à risques ou violentes, ainsi que des troubles psychiques.
La lutte est inégale entre les associations cherchant à protéger les personnes et l’industrie pornographique. Le cas de l’accès des mineurs est emblématique. La question du contrôle effectif de l’âge est régie par une loi datant de juillet 2020. Le décret d’application n’est sorti qu’en octobre 2021. 5 sites ont été sommés par le CSA de mettre en place des dispositifs adaptés pour le contrôle de l’âge en décembre 2021. Après plusieurs rebondissement devant la justice, la cour de Cassation va devoir se pencher sur cette question.
Pornographie « éthique » ?
Un dernier point vaut d’être mentionné. Certains acteurs de cette industrie, ainsi que des chercheurs, ont plaidé pour un encadrement de l’industrie permettant la production de pornographie « éthique » ou « alternative ». Des chercheurs parlent d’une situation « plurielle » de l’industrie. Les sénatrices ont qualifié l’approche réglementariste de « feminist washing » et estiment qu’elle est « vouée à l’échec« . La section de ce rapport s’intitule « des formes de pornographie plus respectueuses des personnes ? Une goutte d’eau dans un océan de violence » !
Il serait souhaitable que sur d’autres sujets de société, comme la GPA, cette lucidité s’applique. Au rebours d’une vision qui fait de la contractualisation et du consentement l’alpha et l’oméga de la réglementation des activités, ce rapport est un rappel opportun de l’importance de l’interdit, affirmé par la loi et sanctionné par la justice. Selon le mot connu de Lacordaire, il est des situations où « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit« .