Euthanasie : la Cour Européenne des Droits de l’Homme constate une violation au droit dans un cas belge

14/10/2022

Le 4 octobre dernier, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu un jugement dans une affaire opposant un citoyen belge, M. Tom Mortier au Royaume de Belgique, sur l’euthanasie pratiquée sur sa mère le 19 avril 2012. Agée de 64 ans et souffrant de dépression chronique diagnostiquée depuis environ quarante ans, cette dernière a été euthanasiée sans que ni son fils, le plaignant, ni sa fille ne soient au courant. La Cour précise que la présente affaire ne porte pas sur l’existence ou non d’un droit à l’euthanasie, mais qu’elle porte sur la compatibilité de l’euthanasie telle qu’elle a été pratiquée à l’égard de la mère du requérant avec la Convention européenne des droits de l’homme.

Les faits

Envisageant une euthanasie, Mme De Troyer, mère du requérant, contacte en septembre 2011 le professeur Wim Distelmans, suite au refus de son médecin généraliste de l’accompagner. Mme De Troyer était également suivie par un psychiatre depuis de nombreuses années. Dans les mois qui suivent, la patiente a été reçue à plusieurs reprises par le professeur qui l’a adressée également à deux psychiatres successivement. Le 14 février, la patiente fait une requête formelle d’euthanasie et le même jour, une psychiatre rédige un rapport concluant à la recevabilité de la requête. Le 17 février, un autre médecin examine la patiente et donne un avis positif à la demande. Les trois médecins, chiffre requis par la procédure dans les cas de maladie psychique, sont membres de l’association flamande LEIF (LevensEinde InformatieForum, Forum d’Information sur la Fin de Vie) qui milite en faveur de l’euthanasie. Durant les différents entretiens, plusieurs médecins ont conseillé à la patiente de reprendre contact avec ses deux enfants. Elle avait envoyé un email à ses deux enfants le 31 janvier pour les informer de sa demande d’euthanasie. Celle-ci est exécutée le 19 avril par le professeur Distelmans, qui a eu plusieurs entretiens avec Mme De Troyer dans les semaines précédentes. Le lendemain, l’hôpital informe le fils, Tom Mortier, du décès de sa mère.

Le 20 juin, la commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, co-présidée par le professeur, examine le document de déclaration d’enregistrement de l’euthanasie reçue le 20 juin et rédigée par le même professeur. La commission conclut que la procédure a été effectuée selon les termes de la loi.

Après quelques démarches du fils auprès du médecin, M Mortier dépose une première plainte en avril 2014 contre X auprès du procureur du Roi. Entretemps, il a introduit en parallèle une première requête auprès de la Cour européenne en octobre 2014, jugée irrecevable car les voies de recours internes, en Belgique, ne sont pas toutes épuisées. Sa plainte est classée sans suite en mai 2017 par le procureur belge et Tom Mortier introduit une nouvelle requête auprès de la Cour Européenne en novembre 2017. En mai 2019, les autorités judiciaires belges ouvrent une deuxième enquête pénale, clôturée en décembre 2020, la Chambre estimant qu’il n’y a pas lieu de poursuivre.

Le jugement de la CEDH

Le jugement de la Cour porte sur la compatibilité de l’euthanasie pratiquée avec deux articles de la convention. D’une part, avec l’article 2 sur le « droit à la vie », et d’autre part avec l’article 8 sur le « droit au respect à la vie privée et familiale ». L’avis récent du CCNE, se référait également à ces deux articles dans sa courte analyse juridique. La Cour a rappelé sa jurisprudence précédente. Il n’existe pas de droit à mourir avec l’aide d’un tiers ou de l’Etat, mais selon la majorité des juges, la convention et en particulier l’article 2 n’interdit pas en soi la possibilité de pratiquer l’euthanasie dans un cadre légal. On peut noter qu’un juge, dissident sur ce point avec la majorité, considère que l’euthanasie est déjà une violation de l’article 2. Dans son opinion, il souligne que l’euthanasie n’est pas citée expressément comme exception au droit à la vie, ce que les Etat signataires auraient pu faire lors de la rédaction de la Convention s’ils avaient souhaité ouvrir un droit à l’euthanasie. Sur le fond, le but de l’euthanasie est de mettre fin à la vie, alors que le but de l’article 2 est « de la préserver et de la protéger« . Une lecture de l’article 2 introduisant des exceptions comme l’euthanasie « ne laisserait aucune place à l’obligation positive faite aux États membres de préserver la vie humaine, qui figure parmi les déclarations et les développements les plus importants de la jurisprudence de la Cour. La protection offerte par l’article 2 doit être globale plutôt que fragmentaire, et l’article 2 doit être lu d’une manière cohérente, propre à garantir une protection effective du droit à la vie quelle que soit la menace« . Dit autrement, pour ce juge, l’article 2 l’emporte sur l’article 8 « droit au respect à la vie privée », car « privé de sa vie, son bien le plus cher et le plus précieux, un individu ne peut exercer aucun autre de ses droits fondamentaux ou en jouir, et ces droits se trouvent alors vidés de leur substance« .

La majorité cependant a voté à 5 contre 2 qu’il n’y avait pas violation de l’article 2 « à raison du cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie » ni violation du même article « à raison des conditions dans lesquelles l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée« . Selon la Cour, la dépénalisation de l’euthanasie peut être compatible avec l’article 2 si elle est « encadrée par la mise en place de garanties adéquates et suffisantes visant à éviter les abus et, ainsi, à assurer le respect du droit à la vie« . La Cour explicite trois conditions de compatibilité :

  1. L’existence dans le droit et la pratique d’un cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie
  2. Le respect du cadre législatif établi dans chaque cas d’euthanasie
  3.  L’’existence d’un contrôle, dans le cas belge a posteriori, avec une enquête adéquate, approfondie et indépendante.

A ce titre, et à l’unanimité, la Cour dit « qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison des défaillances du contrôle a posteriori de l’euthanasie pratiquée« . Elle a noté que la première enquête pénale avait duré plus de 3 ans « alors qu’aucun devoir d’enquête ne semble avoir été entrepris par le procureur du Roi. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas contesté le manque d’effectivité de cette première enquête« . Par ailleurs « tenant compte du rôle crucial joué par la Commission dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, la Cour estime que le système de contrôle établi en l’espèce n’assurait pas son indépendance, et cela indépendamment de l’influence réelle qu’a éventuellement eue le professeur D. sur la décision prise par la Commission en l’espèce« .

Enfin, la Cour a rejeté la demande de Tom Mortier sur la violation de l’article 8, estimant que son droit à la vie privée et familiale n’avait pas été violée par l’euthanasie de sa mère. Dans son jugement, elle estime que les médecins ont fait ce qui était raisonnable, au regard de la loi et de leur devoir de confidentialité, pour l’inciter à contacter ses enfants.

Conflit d’intérêt et autonomie : la dissidence d’une juge.

Dans l’opinion « en partie concordante et en partie dissidente » la juge Maria Elosegui, s’est penchée attentivement sur deux aspects de l’affaire : le potentiel conflit d’intérêt entre les médecins et le patient et la question de l’autonomie du patient. La juge commence par rappeler, en citant une étude, que dans la relation médecin/patient, il y a une asymétrie car les patients « demandent de l’aide dans une situation de nécessité, en se fiant à l’intégrité morale et à la compétence des professionnels de santé« . Cet état doit conduire le législateur à renforcer la prévention d’un conflit d’intérêt au niveau du médecin. La juge exprime ensuite son opinion, argumentée sur l’analyse détaillée du cas jugé, estimant que « non seulement il y a eu des défaillances dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, mais aussi que les règles régissant le fonctionnement de la commission n’offrent pas les garanties et garde-fous requis par l’article 2 de la Convention, et que ce mode de fonctionnement ne peut pas être considéré comme relevant de la marge d’appréciation des États« . Concernant l’insuffisance du dispositif belge, plusieurs faits sont cités dans son opinion. Le rapport de 2012 de la Commission de contrôle établit que sur ses 4 médecins francophones membres, 3 sont au conseil d’administration de l’ADMD (association pour le droit de mourir dans la dignité), et que sur les 4 médecins néerlandophones, 2 sont au conseil de la LEIF. Dans l’affaire jugée, selon le gouvernement, la commission a voté à l’unanimité l’approbation de cette euthanasie, alors que le médecin l’ayant pratiquée a participé au vote. Plus troublant, l’expert médical désigné par le juge d’instruction a constaté « qu’il n’y avait pas une seule pièce dans le dossier concernant la déclaration de l’euthanasie soumise à la commission, ni concernant son évaluation par celle-ci « , et pour autant « le procureur a estimé que l’euthanasie de la mère du requérant avait respecté les conditions prescrites par la loi« . L’indépendance des trois médecins, membres de la LEIF, association militante pour l’euthanasie et qui est présidée par le docteur Distelmans, est également questionnable.

Enfin, la juge souligne l’importance de ne pas faire primer l’autonomie sur les autres principes de la bioéthique : bienfaisance, non-malfaisance et justice. Par ailleurs, l’autonomie s’entend selon plusieurs acceptions et la dimension relationnelle ne peut être ignorée. Dans le cas d’une personne fragilisée par une maladie psychique, le risque n’est pas nul de constater des abus liés à une conception faussée de l’autonomie. La juge note que « Par le passé, la famille prenait des décisions sans tenir compte de la volonté du patient ou sans consulter celui-ci. De nos jours, à l’inverse, nous sommes témoins d’autres types de risques d’atteinte au respect de la dignité et des droits des patients, le premier étant de laisser à nouveau une personne sans défense et vulnérable seule entre les mains du médecin, en l’isolant de sa famille et de ses amis« .

Ainsi, les carences du cadre belge et de son contrôle, mises en lumière dans ce cas concret, fragilisent l’avis rendu par la Cour qu’une dépénalisation de l’euthanasie est possible sous condition d’un cadre législatif et d’une pratique maitrisée. De plus il est possible que ce cas ne soit que la partie immergée de l’iceberg. Comme le constatait le requérant, « sur les douze mille affaires examinées par la commission (de contrôle), une seule une a été communiquée au parquet« .

 

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