Le musée de l’homme propose jusqu’au 30 mai une exposition-événement “aux frontières de l’humain” dont l’enjeu, selon les organisateurs, est “d’explorer nos limites et d’interroger notre devenir en tant qu’humain, et plus globalement celui de la planète”.
Limite et frontière sont des façons de définir une identité, et c’est bien l’identité humaine qui est questionnée dans cette exposition. Une première partie est consacrée à la frontière homme-animal. D’emblée, un des premiers panneaux précise que les frontières entre l’Homme et le reste du vivant sont floues, mobiles et sujettes à révisions et discussions “au sein des sociétés qui se transforment”. Relatives et non objectives, évolutives et non définitives, ni nécessaires, ni souhaitables ni indépassables, elles sont « culturellement construites ». La science, nous dit-on, a “besoin de construire des catégories pour parler de ce qui existe. Et ces catégories amènent les scientifiques à proposer des frontières objectives mais révisables”. Nous ne saurons pas cependant comment on peut allier l’objectif avec le révisable, ni qui décide des révisions possibles sur cette question de la frontière homme-animal : discussion démocratique, convention citoyenne, comité d’experts ?
Les enjeux sont pourtant considérables. L’exposition note que définir le propre de l’homme est une constante des philosophes et de l’ensemble des sociétés mais aucune réponse simple ne semble appropriée : ni le langage, puisque les dauphins, par exemple, communiquent, ni l’utilisation d’outils puisque des singes, des corbeaux, savent en user, ni la bipédie. L’exposition se questionne sur les critères de la conscience de soi et la création d’œuvres d’art, mais ne mentionne pas la science ou l’abstraction, ni la spiritualité, ni la complexité. Une intéressante étude en 2021 a pourtant noté que l’abstraction, la capacité à comprendre des figures géométriques semblaient distinguer les jeunes enfants des babouins, et les anthropologues et ethnologues s’appuient sur des rites funéraires pour parler d’espèce humaine. Et si le questionnement sur notre propre identité est une constante, comme le notait un panneau de l’exposition, voilà peut-être sous les yeux du visiteur un facteur de plus qui peut nous distinguer des animaux ?
Une citation de l’écrivain et Résistant Vercors, dans son roman “les animaux dénaturés”, est affichée en grand dans une des salles. “L’humanité ressemble à un club très fermé : ce que nous appelons humain n’est défini que par nous seuls”. La population mondiale étant estimée à 7.87 milliards d’humain en 2021, la notion de “club très fermé” semble relative.
De subtiles distinctions nous sont proposées dans un panneau sur “l’Homme, un animal ?”. Après avoir noté que “la pensée occidentale d’héritage grec et de tradition judéo-chrétienne, a majoritairement construit la séparation entre l’Homme et le reste du vivant”, nous apprenons que “du point de vue de l’histoire naturelle on n’envisage pas de frontière mais une classification par emboitements successifs : l’Homme est un primate, un mammifère…”. Certes, mais une boite ayant un intérieur et un extérieur, comment ne pas voir que les bords de la boite fixent une frontière !
“Les animaux les moins complexes, de même que l’Homme ressentent évidemment le plaisir et la douleur, le bonheur et le malheur”. Cette autre citation affichée en grand (Charles Darwin, la filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, 1871) annonce le critère de sentience comme le plus valable pour déterminer une frontière entre vivants. Cela pose cependant quelques questions. Autant le plaisir et la douleur ont des manifestations physiologiques, autant définir le bonheur ou le malheur reste sujet à longs débats. Une simple assimilation plaisir/bonheur n’est-elle pas réductrice de l’expérience du bonheur ?
L’exposition nous conduit ensuite à réfléchir à la frontière entre le biologique et le technologique. La médecine et l’armée ont déjà posé des jalons pour un homme réparé, amélioré, voire “augmenté”. Un porteur de pace-maker, de prothèse ou d’implants, une personne utilisant un exo-squelette sont-ils déjà un peu hybrides ? L’exposition souligne que ces possibilités ne vont pas sans questionnement éthique. Ainsi, qui aura accès, et qui contrôlera les augmentations promises par certains partisans du transhumanisme ? Si les puces implantées dans le cerveau ont récemment alimenté l’actualité, un petit panneau dans l’exposition note avec justesse une limite : “vous n’oublierez plus jamais rien (d’autorisé)”. Autre question pratique : combien d’hommes pourront payer ces augmentations ? Dans son Manifeste cyborg, Donna Haraway imaginait un être sans frontière ni limite. Il est possible que l’argent en soit rapidement une.
L’exposition nous apprend que quelques artistes ont franchi le pas vers “l’hybridité”. L’Australien Stelarc s’est fait implanter une troisième oreille dans le bras, équipé d’une puce sonore. Dans une approche artistique où le corps accueille une œuvre technologique”. Le “body artist” Lukas Zpira est quant à lui photographié avec des implants en teflon dans le torse, ainsi que des piercings et des tatouages. Ces exemples d’art corporel ne sont-ils pas d’ailleurs des signes de culture finalement typique de l’humain ?
Une grande salle est consacrée à la génétique, avec de nombreuses informations. Evoquant le séquençage de l’ADN, la technique CRISPR-Cas9, l’exposition note les législations différentes ouvrant une brèche vers un “bébé ou un individu parfait”. Aux Etats Unis, 42% des établissements de santé pratiquent le DPI sur simple demande pour le choix de la couleur des yeux, des cheveux, pour la somme de 18000$. Connor Levy, un bébé né en 2013 à Philadelphie, est issu d’un choix après séquençage du génome de plusieurs embryons obtenus par fécondation in vitro. Le mur de la salle porte le mot “Eugénisme” et le chiffre de 160 millions (le déficit du nombre de femmes estimé dans le monde en conséquence du DPN -diagnostic pré-natal-) souligne les dérives déjà présentes, et leur dramatique conséquence. De façon interactive, le visiteur, dans un jeu-simulation, est invité à choisir les caractéristiques d’un bébé sur mesure fictif. Seulement 34% des participants n’ont pas choisi le sexe de ce bébé, et si la possibilité d’un gène supplémentaire est donnée, le choix se porte à 40% sur la bio-luminescence, faculté des poulpes et d’autres créatures essentiellement marines, juste devant (38%) l’écholocation des chauve-souris. Une expérience qui questionne la capacité des hommes à renoncer à des choix dont les dérives sont pourtant explicitement décrites sur un panneau à côté.
La dernière partie de l’exposition est consacrée aux liens entre les hommes et leur environnement, et à l’importance de penser la terre comme un éco-système global où toute action (politique, économique…) à des impacts sur l’ensemble des êtres vivants. Les thèmes de la crise climatique, la possibilité d’effondrement de sociétés sont abordés comme une possible limite à la toute-puissance technologique. La finitude de l’homme, sa mortalité, est aussi évoquée. Ainsi, un crâne orné de papillons naturalisés, œuvre de Philippe Pasqua intitulée “vanité aux papillons” s’inscrit dans une longue lignée d’œuvres soulignant la fragilité humaine. La légèreté des papillons, image de “l’âme qui s’échappe du corps et s’élève” inscrit une touche spirituelle dans cette exposition.
À contrario, le rêve transhumaniste d’abolir la mortalité humaine ne manifeste-t-il pas un refus de toute limite dont les conséquences négatives sont justement décrites dans l’exposition ?
À la sortie, le magasin du musée met en vente un magnet portant une citation de Boris Vildé, ethnologue et résistant fusillé en 1942. “Résister, c’est déjà garder son cœur et son cerveau”. Un beau programme pour tous ceux qui veulent défendre tout humain et tout l’humain.