Le 8 avril dernier était débattue à l’Assemblée nationale la proposition de loi du député Olivier Falorni visant à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté en France. Parmi les arguments présentés par ses partisans, un chiffre est régulièrement utilisé pour dénoncer l’hypocrisie de la situation française : il y aurait 2 000 à 4 000 euthanasies clandestines chaque année, il faudrait donc mettre fin à ce scandale. Cet argument fait en réalité une utilisation biaisée d’une étude scientifique de 2012, comme le rappelle le journal La Croix dans un article du 26 avril 2021.
L’étude de l’Institut national d’études démographiques (INED) portait sur les décisions médicales de fin de vie en France. Le cœur de l’analyse peut être résumé de la façon suivante. Sur près des 5 000 décès ayant fait l’objet de l’étude (soit 0,01% des décès en France à l’époque), l’INED écrit précisément ceci : « Les actes d’euthanasie (« mettre fin à la vie d’une personne malade à sa demande ») représentent 0,6 % du total des décès, dont 0,2 % sont pratiqués en administrant délibérément une substance pour mettre fin à la vie (11 cas). Dans ces derniers cas, moins de 4 sont définis par le médecin comme une euthanasie, les autres étant généralement considérés comme des sédations pour détresse terminale. »
Les partisans de l’euthanasie ont utilisé la formulation un peu ambigüe de l’INED pour retenir le chiffre le plus élevé de 0,6%, puis l’ont appliqué au total des décès sur une année pour arriver à près de 4000 « décès par euthanasie ».
Une des responsables de l’étude a plusieurs fois mis en garde contre cette extrapolation erronée. D’une part, une partie des actes correspondaient en réalité à des sédations dont le statut était encore assez flou à l’époque : si l’on retient plutôt le pourcentage de 0,2%, on arrive à un peu plus de 1000 actes susceptibles d’être euthanasiques. D’autre part, il n’est pas scientifique d’utiliser un tel pourcentage tiré d’une seule étude pour l’appliquer à tous les décès.
Ce récent article de La Croix ne fait que confirmer, une fois de plus, ce que d’autres médias ou organismes ont déjà souligné ces dernières années. Dès 2012, le Comité Consultation National d’Ethique (CCNE) avait tenu à rétablir la réalité des faits dans son avis « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir ». Au moment des Etats Généraux de la Bioéthique, au 1er semestre 2018, cet argument des euthanasies clandestines a été à nouveau largement utilisé par des nombreuses personnalités politiques et médiatiques. Le journal Libération avait fait alors sa propre analyse « CheckNews » pour aboutir à la même mise en garde, dans un article intitulé « Y a-t-il vraiment 4 000 euthanasies par an en France ? » Peu après, la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP) a publié une note très argumentée intitulée « 4 000 euthanasies clandestines par an en France ? C’est faux. »
L’insistance des partisans de l’euthanasie à interpréter de façon fallacieuse l’étude de l’INED finit donc par paraître particulièrement choquante à de nombreux observateurs et spécialistes de ces questions. En témoigne par exemple cette interview de janvier 2019 de Tanguy Chatel, spécialiste des soins palliatifs et de l’accompagnement des personnes en fin de vie, à qui on demandait comment il interprétait cette désinformation : « On a eu l’occasion, à de très nombreuses reprises, de dire poliment et posément aux personnes qui les propageaient qu’ils faisaient une interprétation erronée de l’étude. Les auteurs de l’étude ont aussi publiquement dénoncé l’usage qui était fait de leur travail. Cet usage abusif et répété révèle qu’on n’est pas seulement en présence d’une erreur qui serait excusable mais en présence d’une construction délibérée servant des objectifs idéologiques et politiques. Ce chiffre, au même titre que d’autres informations erronées, est utilisé sciemment pour pousser à la légalisation de l’euthanasie en faisant croire qu’il y aurait en France plus d’euthanasies clandestines que dans d’autres pays où celle-ci a été légalisée. En réalité, c’est exactement l’inverse qui semble se passer. »
La question des pratiques clandestines dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté reste en effet entière. Plusieurs études ont par exemple montré que les euthanasies non déclarées sont restées très nombreuses en Belgique, pays présenté comme un modèle à imiter. Non seulement la légalisation de l’euthanasie n’a pas supprimé les actes clandestins, mais ceux-ci sont maintenant considérés comme une sorte de fatalité devant laquelle les autorités s’inclinent.
Ainsi, le président de la Commission fédérale de Contrôle et d’Évaluation de l’Euthanasie (CFCEE), le Pr Wim Distelmans, commentait le rapport publié en 2015 avec la remarque suivante : « Reste dans l’ombre, rappelons-le, le nombre d’euthanasies posées mais non-déclarées, ce qui nous empêche d’avoir une vue réelle sur l’ampleur de la question ». De façon encore plus officielle, la Commission de contrôle explique dans son rapport officiel 2018-2019 (page 47) : « Comme déjà signalé dans les précédents rapports, la Commission n’a pas la possibilité d’évaluer la proportion du nombre d’euthanasies déclarées par rapport au nombre d’euthanasies réellement pratiquées ».
Une étude menée par des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles et de celle de Gand a été publiée dans Social Science & Medicine en juillet 2012. Il s’agit d’une enquête approfondie auprès d’un échantillon représentatif de 480 médecins de Flandre et 305 de Wallonie. Celle-ci révèle que les déclarations à la Commission de contrôle ne concernent seulement que 73% des euthanasies pratiquées par les médecins flamands et 58% pour les médecins wallons. Autrement dit, 27% des euthanasies en Flandre et 42% en Wallonie n’étaient pas déclarées.
Cette proportion préoccupante d’euthanasies non déclarées (et donc par définition illégales) en Belgique est d’ailleurs corroborée par une seconde étude publiée en 2018 dans le Journal of Pain and Symptom Management, dont il ressort qu’au moins 31% des euthanasies réalisées en Flandre en 2013 n’ont pas été déclarées à la Commission de contrôle. Une part non négligeable de ces euthanasies non déclarées correspond à l’injection d’une sédation au patient (avec ou sans son consentement) dans le but d’accélérer sa mort. L’étude indique que nombre de médecins ne considèrent pas cet acte comme une euthanasie et que sa déclaration à la Commission est donc superflue. L’injection d’un produit, intrinsèquement létal ou non, dans l’intention d’accélérer la mort du patient constitue pourtant bien une euthanasie au sens médical et légal du terme, du fait de l’intention poursuivie par le médecin.