Face à la tendance déshumanisante à l’éclatement du temps, une « pause » s’impose à l’esprit pour préserver ou retrouver l’unité de temps de l’existence humaine.
Face au temps, un examen s’impose – ou devrait s’imposer – à toute conscience humaine : de quelle façon utilisons-nous cette ressource universelle, une des rares richesses qui semble équitablement répartie – du moins sur une journée – entre tous les être humains. Que faire du temps ?
Certes, la conscience du temps est si consubstantielle à notre identité humaine que nous n’imaginons pas exister sans lui, d’où l’étourdissement qui peut nous saisir devant l’idée d’éternité.
Certes, des milliards d’hommes encore menacés par la misère matérielle ne semblent pas en mesure d’user librement de leur temps. À peine ont-ils celui de penser à leur destin. Toute leur ressource est mobilisée pour survivre : se nourrir, se loger, se vêtir, se chauffer… et prendre soin des leurs. Ce temps, au moins, est habité par l’essentiel. Heureusement, toutes les cultures ont structuré le temps des hommes pour donner un sens aux existences. La linéarité cyclique du temps naturel s’est enrichie de discontinuités culturelles. Sur les temps de la nature, l’homme a apposé son sceau souverain : fêtes, commémorations, célébrations. Le temps ainsi se respire au lieu de nous étouffer. Il nous relie. Grâce à la Religion.
Mais considérons la société contemporaine d’opulence. L’idée de Dieu est en passe d’être évacuée au profit du « temps libre », si sacré qu’il a eu jusqu’à son ministère (en France, en 1981). On s’évade volontiers pour échapper à la question du bon usage du temps. On s’épuise à poursuivre des idoles insaisissables : sexe, argent, pouvoir… Le culte des loisirs atteste cette compulsion à oublier notre responsabilité dans l’accueil de cette « créature » intangible qu’est le temps pour nous humaniser. Nous accumulons des expériences comme on entasserait fiévreusement du blé en ses greniers. « Malheureux ! Ce soir on te reprend ta vie… »
Nous préférons courir après le temps, nous fuir en fuyant le présent, nous laisser emporter par la frénésie du mirage consumériste. Elle saute aux yeux – désormais – sur les multiples supports de la « société écranique » : étourdi par l’avalanche des notifications digitales, l’homme « hors sol » est d’abord coupé du temps réel. Il a perdu jusqu’à la richesse féconde de l’ennui. Il récuse la durée, donc la constance, l’engagement et la fidélité. Mais aussi les limites, la fatigue et le vieillissement. Il renonce à la portée de sa parole, qu’elle soit politique, commerciale ou amoureuse.
L’émotion d’un instant a remplacé la solidité du présent. Grande victime : la vie intérieure, donc le discernement et, bien sûr, la vie spirituelle. Plus de place pour ce cadeau du temps gratuit, ce « présent d’éternité » où le temps semblait vraiment suspendre son vol. Où est passé le temps de l’Esprit ?
Nous sommes pourtant au moment charnière de l’Histoire où les forces de l’Esprit nous sont plus que jamais indispensables. La question du temps est même au cœur d’un défi biopolitique. L’avenir de l’humanité s’y joue. Un bras de fer existentiel s’est noué entre le temps et la technique, qui entend vaincre par son accélération. L’innovation va si vite qu’elle nous interdit de prendre le temps de nous « pauser » pour l’interroger. Elle fascine, hypnotise et anesthésie. Son grand stratagème : nous faire confondre le faisable avec le bien et, par voie de conséquence, le nouveau avec le progrès.
Avons-nous mesuré à quel point l’application précipitée des découvertes de la science viole les consciences ? S’impose d’abord à nos esprits l’oukase fataliste de l’adaptation. Nous sommes condamnés à nous adapter à la technique pour ne pas mourir socialement. Mais peut-on descendre du train technologique qui fonce vers l’avenir comme vers un mur, sans pilote ni but ? Faudrait-il se laisser faire, consentir passivement à subir les versions successives des « merveilles » technologiques qu’on nous vend, et s’y désincarner ? À peine avons-nous l’impression de maîtriser le nouveau gadget indispensable hier qu’est annoncée pour demain une version +1 qui le rend obsolète. Comme d’une troupe éperdue fuyant à toute force, les faibles sont abandonnés en rase campagne, en commençant par les plus vieux, les moins endurants, les moins souples. Tous décrochés. Seuls les meilleurs courent vers la vie. Mais quelle vie ? Inhumaine.
Car chacun sait désormais que l’Homo sapiens n’est plus capable de suivre le rythme de la technique. Il faudrait l’améliorer, l’« upgrader », le dénaturer. C’est l’Humanité elle-même et le principe d’humanité, qui sont en passe de décrocher à force d’être secoués par l’idolâtrie techniciste. La technique tue la tendresse. Elle réduit nos mains à deux doigts courant sur les écrans digitaux. Elle les détourne de leur habileté technique ; elle dénature leur vocation charnelle ; elle appauvrit leur expérience sensible. Toute-puissante, la technique nous rabougrit en nous séparant les uns des autres. Elle nous fait oublier à quel point nos intelligences corporelles, émotionnelles, rationnelles et spirituelles méritent d’entrer en résonance.
Comme si la fin devait justifier les moyens, le « conséquentialisme », pensée totalitaire, étouffe le jugement sur la technique. Que certaines innovations soient des régressions, c’est flagrant en matière de procréation artificielle : le « fait accompli » a pris l’éthique en otage. Tout enfant conçu par PMA est utilisé pour légitimer par sa seule existence présente les transgressions passées auxquelles il « doit la vie ». À ce compte-là, l’amateur de jazz devrait s’obliger à cautionner la pratique de l’esclavage, sans laquelle cette musique ne serait pas née !
On vient de nous annoncer la naissance, aux États-Unis, d’un enfant conçu (in vitro) alors que la femme qui vient de l’enfanter n’avait qu’un an. Cet être humain a été figé vivant, pendant vingt-quatre ans, en dehors de l’histoire, privé de l’unité de temps dans laquelle s’inscrivent nos existences… En visant l’immortalité terrestre, le lobby post-humaniste promet de sortir des contraintes du temps, pour établir une sorte d’« immédiateté éternelle » ici-bas. En nous assimilant à un cerveau-machine, il ne laisse plus de place à la durée, à l’hésitation, au doute. Le temps de l’homme s’en trouve maltraité, fracturé, aplati.
Mais pas de fatalisme ! C’est d’un sursaut de la conscience de quelques-uns que nous pouvons espérer un réveil de l’humanité. à chacun de reprendre la main sur la technique pour qu’elle serve l’homme. On n’apprivoisera pas son accélération foudroyante sans retour à l’intériorité. Pour rester digne de l’humanité, le drame unique, à la fois joyeux et douloureux, de chacune de nos existences mérite de s’inscrire dans une unité de temps, de lieu et d’action.
Le monde a besoin d’hommes nés « quelque part », enracinés dans leur généalogie, leur géographie, leur culture, qui se savent mortels, nés à un moment précis de l’histoire, pour y accomplir, en un temps donné, une mission au service de l’humanité. Capables de prendre le temps d’aimer, ici et maintenant. Car aimer, en vérité, exige de donner son temps.
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Propos recueillis par Frédéric Aimard
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