A corps perdu

17/09/2014

Nos contemporains revendiquent souvent la « liberté de disposer de son corps », ou encore affirment « mon corps m’appartient ». C’est presque devenu un leitmotiv dès qu’il s’agit de défendre une liberté individuelle face à des enjeux éthiques ou moraux, comme un ultime argument pour préserver le droit absolu et inaliénable à faire ce que l’on veut de son corps.

Mais ce qui se cache derrière ces expressions est la perception du corps comme d’un objet dont on disposerait à sa guise. Notre corps serait le véhicule de notre vie. Comme si nous avions reçu une voiture en héritage, et que nous la souhaitions confortable, puissante, performante. Alors on se prend à rêver de changer le moteur, de placer le volant de l’autre côté, ou de lui donner une carrosserie plus aérodynamique. Et puis si elle se met à mal fonctionner, qu’elle ne répond plus comme avant, on la met à la casse. D’ailleurs, dans certains pays le marché de l’occasion est florissant et les trafics d’organe se développent au profit du plus offrant. Qui sait si la recherche médicale n’offrira pas un jour de changer de corps, comme on abandonne sa vieille voiture pour une plus récente ? Notre corps, auquel notre culture voue un véritable culte de la performance, se trouve finalement bien déprécié sur le marché des valeurs. Et il s’agit bien de marché et de consommation. Notre culture nous présente des modèles de corps parfaits, beaux, énergiques, et nous enjoint de nous y conformer, fondant en grande partie l’impact publicitaire sur l’envie de leur ressembler. Or l’incitation à la consommation repose sur le sentiment d’insatisfaction, et à ce petit jeu, nous avons inculqué à nos contemporains l’insatisfaction permanente de leur corps, et légitimé le souhait d’en changer.

Pourtant, notre corps n’est ni un objet de consommation, ni un véhicule de notre vie. Notre corps fait partie de nous-mêmes, il est le lieu même de notre identité : mon corps, c’est moi, il n’est pas distinct de moi-même. Apprendre à le connaître est la condition même de mon bonheur selon le précepte socratique : « connais-toi toi-même ». Nous devons donc prendre conscience de cette urgence contemporaine : nous réconcilier avec notre corps. Car les occasions de révolte et de rejet du corps ne manquent pas autour de nous.

Le premier exemple qui vient à l’esprit est mis en lumière par les études de genre, qui s’intéressent à la distinction entre le corps sexué, la conscience de la sexualité, et le comportement social. La théorie du genre pousse la logique jusqu’à légitimer et promouvoir un divorce sans appel entre une identité sexuelle induite par les conditionnements sociaux et le libre arbitre, et une sexualité biologique qui se trouve soit ignorée, soit reniée, soit encore trafiquée par la chirurgie.

Mais d’autres situations nous placent face à la révolte contre son propre corps. Que l’on songe à la personne confrontée à un grave handicap suite à un accident. Elle devra se réapproprier son corps, mais aussi réinvestir de nouveaux projets de vie. Ce parcours entre deuil de ce que l’on était, et résilience pour renaître à ce que l’on est devenu, impose de se réapproprier son identité, à travers la redécouverte de son corps. Comment un tel cheminement est-il encore possible dans une culture qui ne consacre que le corps performant, sans défaut ni faiblesse ?

Et que dire du corps affaibli, qui redevient dépendant, de l’intelligence qui s’estompe ? Comment accepter d’habiter encore ce corps qui trahit nos espoirs, qui nous rappelle le terme de notre vie ? Comment admettre cette cohabitation, et envisager une vie qui ne ressemble pas à notre idéal de pleine possession de nos moyens ? Nous ne pourrons aimer notre corps faiblissant, et la vie qu’il nous offre, que si d’autres montrent qu’ils nous aiment avec ce même corps, et ont le désir de nous le rendre aimable.

C’est pourtant une évidence, nous devons apprendre à connaître et respecter notre corps : mon corps, c’est moi ! Je n’en fais pas n’importe quoi !

C’est la condition indispensable pour apprendre à connaître et respecter l’autre tel qu’il est : ton corps, c’est toi ! Je prends soin de toi !

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