NOTEEXPERT : Enjeux sanitaires et éthiques des affaires « Bonnemaison » et « Lambert »
Deux décisions de justice récentes mettent en lumière des enjeux éthiques majeurs pour notre pays.
Le 24 juin 2014, le Conseil d’Etat a considéré que le fait de nourrir et hydrater Vincent Lambert, lourdement handicapé et qui n’est pas en fin de vie, pouvait être considéré comme une obstination déraisonnable, et qu’il n’était donc pas illégal que son médecin mette fin à l’alimentation et l’hydratation considérées comme « artificielles ».
Le 25 juin 2014, le Dr Nicolas Bonnemaison a été acquitté par un jury d’assises, alors que l’avocat général avait demandé une peine de cinq ans de prison avec sursis. Ce médecin, accusé d’empoisonnement sur sept patients âgés en fin de vie, n’a pourtant pas respecté la loi Leonetti et a précipité vers la mort ces personnes, sans aucune concertation avec le personnel médical ou les familles.
Quels signes ces décisions donnent-elles à notre société, qui se trouve ainsi confrontée à des défis sans précédent sur la place des personnes les plus vulnérables ?
Progressivement, une partie de la société semble légitimer l’exclusion de personnes fragiles du fait de la maladie, du grand âge ou du handicap. Il parait essentiel de s’interroger sur cette forme de « confusion compassionnelle », qui provoque des attitudes ambiguës et des décisions dangereuses d’un point de vue éthique, sanitaire et sociétal :
- Arrêter de nourrir et d’hydrater, dans le but de provoquer la mort d’une personne qui n’est pas en fin de vie et qui n’a pas besoin d’autres traitements, pourrait-il devenir légitime au motif que cette situation constituerait un « maintien artificiel de la vie » ?
- Injecter un produit à dose mortelle à un patient pourrait-il ne plus être considéré comme une euthanasie, pour devenir une façon de soulager des souffrances exprimées ou supposées ?
Ces décisions remettent gravement en cause le premier des droits de l’homme, le droit à la vie, et l’interdit du meurtre qui constitue un principe fondateur de notre « vivre-ensemble ».
Pour que les personnes âgées arrivant en fin de vie et les personnes lourdement handicapées ne sortent pas de notre espace de solidarité nationale, les questions qui suivent deviennent donc urgentes à traiter. Elles nécessitent un vrai débat entre les acteurs de la santé, les familles, les associations concernées et les responsables politiques, en vue d’aboutir à des mesures significatives dans les mois à venir.
A – Les enjeux liés aux personnes âgées en fin de vie
1) Comment la prise en charge médicale peut-elle être améliorée sur les lieux de vie et à l’hôpital ?
Le procès du Dr Bonnemaison a mis en évidence que des milliers de personnes âgées terminent leur vie dans les services d’urgence des hôpitaux[1], alors qu’ils ne sont pas les lieux adéquats pour une fin de vie paisible et entouré des siens. Face à une soudaine aggravation de l’état d’un pensionnaire, les EHPAD n’ont souvent d’autre solution que cet envoi aux urgences. Pourtant des solutions alternatives ont été identifiées et font largement consensus, comme la présence d’une infirmière de nuit dans les EHPAD (qui éviterait 18 000 hospitalisations par an), ou la formation aux soins palliatifs de base pour les multiples acteurs de santé concernés.
D’une façon générale, il faut revoir et optimiser toute la chaine de prise en charge médicale des personnes âgées jusqu’à leur fin de vie, depuis leur domicile, puis la maison de retraite ou les EHPAD, et jusqu‘aux urgences et aux services spécialisés des hôpitaux. Anticiper avec les personnes et leurs proches ce genre de décision est également une démarche à généraliser.
2) Pourquoi le soulagement des douleurs est-il encore insuffisamment pris en compte ?
Nous entendons encore beaucoup trop de témoignages, dans les médias ou dans notre service d’écoute SOS Fin de vie, de personnes victimes d’une mauvaise prise en charge de leurs souffrances. Pourtant des progrès considérables ont été réalisés pour soulager les douleurs physiques. Pour que ces techniques médicales soient vraiment diffusées et utilisées partout, il faut identifier les obstacles actuels et y apporter les réponses adéquates : en particulier une meilleure formation du personnel médical et le déploiement plus précoce des soins palliatifs, sans attendre la fin de vie. Il s’agit d’un enjeu crucial, car la peur de souffrir est au cœur des tentations euthanasiques exprimées par l’opinion publique.
3) Pourquoi n’y a-t-il plus de grand plan national de développement des soins palliatifs ?
Durant la période 2008-2012, un vaste plan national a été réalisé dans ce domaine, avec un budget de 230 millions d’euros. Quelques mois après son élection, le président de la République a exprimé son désir de poursuivre dans cette voie, au cours d’une visite symbolique à la Maison médicale Notre-Dame du Lac, le 17 juillet 2012 : « Je souhaite donc, et j’en prends l’engagement, que nous développions la diversité de l’offre de soins palliatifs. (…) Ce sera une réforme qui sera engagée dans les prochains mois. C’est un devoir, un devoir de solidarité entre générations [et] à l’égard des malades ». Pourtant, depuis cette date, aucun nouveau plan d’envergure n’a été déployé pour répondre aux attentes des patients, de leurs familles et des personnels soignants. Il existe pourtant une obligation légale de présenter tous les deux ans la politique suivie en matière de soins palliatifs (article 15 de la loi du 22 avril 2005).
Comment amener les pouvoirs publics à définir et mettre en œuvre un plan ambitieux, qui devrait mobiliser un budget de l’ordre de 500 millions d’euros[2] pour les cinq prochaines années ?
4) Comment assurer les bonnes pratiques de la sédation ?
La sédation consiste en « la recherche, par des moyens médicamenteux, d’une diminution de la vigilance pouvant aller jusqu’à la perte de conscience, dans le but de diminuer ou de faire disparaître la perception d’une situation vécue comme insupportable par le patient, alors que tous les moyens disponibles et adaptés à cette situation ont pu lui être proposés et mis en œuvre sans permettre d’obtenir le soulagement escompté par le patient »[3].
Dans son principe, elle est réalisée de façon temporaire et réversible, même dans le cadre d’une « sédation en phase terminale » pour une personne en fin de vie : le but reste de soulager une souffrance, pas d’administrer la mort. Le procès du Dr Bonnemaison a mis en lumière un usage abusif de ce procédé, avec des protocoles mis en œuvre sans concertation de « sédation terminale » : dans ce cas, les doses administrées ne peuvent qu’entrainer la mort à brève échéance, et l’intention première n’est plus d’abord de soulager la douleur, mais de mettre fin à la vie. Ces distinctions sont essentielles à faire connaître et faire respecter, pour ne pas détruire la confiance entre soignants et soignés. Les patients doivent pouvoir aller aux urgences sans crainte d’une sédation terminale qui relève en réalité d’une pratique euthanasique.
5) Un enjeu plus global : comment mieux lutter contre l’isolement et le suicide des personnes âgées ?
1 200 000 personnes âgées de plus de 75 ans sont en situation d’isolement relationnel, et ce phénomène ne fait que s’aggraver ces dernières années[4]. L’Observatoire national de la fin de vie souligne que « les situations d’isolement relationnel, mêlées ou non au sentiment de solitude, peuvent amplifier les facteurs déclenchants d’un état dépressif. Les raisons de la survenue d’une dépression chez les personnes âgées sont nombreuses, mais l’isolement relationnel joue un rôle important dans l’apparition et la progression de cette maladie. » La dépression concerne 15 à 20% des personnes âgées de plus de 65 ans et 40% des personnes âgées en institution. La dépression constitue le principal facteur de risque de suicide chez la personne âgée. Environ 3000 personnes âgées se suicident chaque année, ce qui représente près d’un tiers des suicides en France[5], et le taux de suicide le plus élevé se constate chez les plus de 85 ans.
Plusieurs mesures ont été mises en œuvre ces dernières années pour lutter contre cette situation inquiétante, dans le cadre d’un programme national d’actions[6] qui soulignait combien les personnes âgées ont besoin de toute la considération de la société. Mais il reste beaucoup à faire, et la prévention du suicide des personnes âgées devrait être renforcée dans le cadre d’un futur plan national à élaborer pour la période 2015-2020.
B – Les enjeux liés aux personnes lourdement handicapées
1) Comment clarifier la notion de « maintien artificiel de la vie », critère essentiel dans la définition d’une obstination déraisonnable ?
Un aspect majeur de la loi Leonetti (codifié à l’article L.1110-5 du code de la santé publique) a été de définir l’acharnement thérapeutique, désormais appelé « obstination déraisonnable », sur la base de trois critères possibles : « Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, [ces actes médicaux] peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris ». L’affaire Lambert a mis en lumière que le troisième critère, le maintien artificiel de la vie, se révèle trop ambigu et source de vrais dilemmes éthiques.
Le CCNE, dans son avis remis au Conseil d’Etat, souligne d’une part que « beaucoup de traitements, et notamment ceux qui sont les plus efficaces, n’ont pas d’autre objet (ou effet) que le maintien artificiel en vie. (…) Il en est ainsi, par exemple de l’insulinothérapie (…), d’une assistance ventilatoire (…) ou de la dyalise rénale ». D’autre part, il y a lieu à faire une différence entre arrêter une thérapeutique pour une personne en phase terminale d’une maladie incurable (« reconnaître l’impuissance de la médecine et laisser la personne mourir naturellement ») et la situation d’une personne qui n’est pas en fin de vie (pour qui « il ne s’agit pas de laisser la vie se finir mais bien de l’interrompre »). Ainsi, la création d’unité de soins dédiés aux personnes en état végétatif ou en état pauci-relationnel implique que la conduite de base à tenir, en l’absence de directives antérieures est « la poursuite des soins, de la nutrition et de l’hydratation artificielles, et de contacts humains au long cours, indépendamment de la probabilité extrêmement faible d’une amélioration de l’état de la personne ». Le CCNE en conclut : « le seul fait de devoir irréversiblement et sans espoir d’amélioration dépendre d’une assistance nutritionnelle pour vivre, ne caractérise pas à soi seul – soulignons, à soi seul – un maintien artificiel en vie et une obstination déraisonnable ».
Alimenter et hydrater par voie entérale ne saurait donc être apprécié de la même manière selon que le patient est ou non en fin de vie. Cette question du « maintien artificiel de la vie » doit donc être clarifiée en fonction de ce critère, ou d’autres à déterminer.
2) Pourquoi des patients handicapés se trouvent-ils en unité de soins palliatifs au lieu d’être accueillis dans les unités spécialement conçues pour eux ?
La situation de Vincent Lambert a également révélé que des personnes gravement handicapées pouvaient rester durablement dans des services qui ne sont pas réellement adaptés à leur situation. L’Académie de Médecine, dans son avis du 22 avril 2014 pour le Conseil d’Etat, demande clairement s’il y a encore des patients de ce type dans des structures inadaptées, et « formule le souhait que soit effectivement achevé, sans retard, un authentique maillage du territoire » en établissements prévus par la circulaire du 3 mai 2002. L’UNAFTC (Union Nationale des Associations de Familles de Traumatisés crâniens et de Cérébro-lésés) le rappelle également dans ses derniers communiqués : « les personnes en état végétatif chronique ou pauci-relationnel ne sont pas en fin de vie. Ce sont des personnes handicapées en situation de dépendance extrême, privées des moyens conventionnels de communication. Elles requièrent une prise en charge au long cours par des unités spécialisées telles que décrites par la circulaire ministérielle du 3 mai 2002.»[7] Un travail de grande qualité vient d’être conduit par l’espace éthique de l’AP-HP, en lien avec le centre francilien des traumatisés crâniens, pour clarifier le parcours de soins de ces personnes jusqu’au terme de leur existence[8].
Pourtant depuis des années, Vincent Lambert se trouve non pas dans une unité spécialisée prévue par cette circulaire ministérielle, mais dans un service mixte qui relève également des soins palliatifs. Un service principalement dédié aux soins palliatifs n’a pas la même culture, les mêmes perspectives et les mêmes pratiques médicales qu’un centre chargé d’accueillir les patients en état pauci-relationnel (EPR – appelé également état de conscience minimale, ECM) ou en état végétatif chronique (EVC). Dans ces centres, comme le rappelle le CCNE, « les soins corporels et la kinésithérapie, tout comme la vigilance à l’égard de possibles voire fréquentes infections intercurrentes, sont particulièrement importants pour éviter le développement de différentes formes d’invalidité et une dégradation progressive du corps de la personne ». Or la dégradation de l’état de santé de Vincent Lambert, constatée par le collège d’experts et à la base de l’analyse du Conseil d’Etat, n’est-elle pas due en partie au fait que ces soins ne semblent plus lui être correctement prodigués depuis de nombreux mois ?
Les associations spécialisées dans ce domaine, en particulier l’UNAFTC et l’association des professionnels de santé (France Traumatisme crânien)[9], ont d’ailleurs exprimé leur vive inquiétude à l’annonce du jugement du Conseil d’Etat du 24 juin 2014. Environ 1 700 personnes sont prises en charge dans ces centres spécialisés : si les nourrir et les hydrater au quotidien devient une « obstination déraisonnable », cela pourrait-il aboutir à nier le sens de leur vie et leur appliquer la même décision qu’à Vincent Lambert ?
3) Les directives anticipées et la personne de confiance doivent-ils faire l’objet d’une grande campagne d’information auprès des Français ?
Pour connaître ce que chaque personne souhaite pour sa fin de vie, au cas où il ne pourrait plus s’exprimer, la législation prévoit la possibilité de laisser des directives anticipées et de nommer une personne de confiance. Ces dispositions sont cependant mal connues et très peu utilisées. Un consensus semble aujourd’hui se créer pour généraliser ces outils, mais le dispositif doit sans doute être affiné avant d’être largement déployé.
Le rapport Sicard[10] décrit avec pertinence la complexité des directives anticipées : « la question reste toujours plus complexe qu’elle ne le semble. Souvent, quelques malades souhaitent, à juste titre, au moment même de l’accident ou au cours d’une maladie grave, que leurs directives anticipées soient oubliées ou méconnues. En effet, des sursauts de volonté de vivre peuvent toujours se substituer à un renoncement anticipé. De la même façon, les médecins souhaitent garder la liberté de leur jugement et il est vrai que dans certains cas rares, un traitement simple peut venir à bout rapidement d’une situation jugée particulièrement désespérée par le malade lui-même. »
Si le médecin doit impérieusement prendre en compte ces directives dans sa décision thérapeutique, cela ne le dispense pas de vérifier que la situation du patient correspond bien à ce qui était prévu[11]. Certes, une meilleure prise en compte des directives peut contribuer à améliorer la confiance des patients avec les soignants, mais les décisions qui en découlent ne peuvent aller à l’encontre de la déontologie, des bonnes pratiques médicales et du respect de la conscience professionnelle du soignant. Il faut donc chercher à concilier un meilleur respect de la volonté des patients avec la nécessaire autonomie et responsabilité du médecin.
En savoir plus sur l’Affaire Vincent Lambert et l’Affaire Bonnemaison.