Pour Tugdual Derville, alors que l’opposition au projet de loi Taubira ne désarme pas, la nouvelle bataille législative qui se tient au Sénat est aussi rude qu’incertaine. Propos recueillis par Frédéric Aimard
Le Sénat aborde-t-il le projet de loi Taubira comme l’Assemblée nationale, avec la perspective de le voter ?
Pas aussi sûrement car les sénateurs sont soumis à une pression inhabituelle. La présence presque continue dans la rue des opposants au projet est significative, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Par les courriers qu’ils reçoivent, mais aussi par des rencontres sur le terrain et la multiplication des débats publics, les sénateurs n’ont pu que prendre conscience de l’immensité du mouvement social suscité contre ce texte… C’est logique, après la manifestation du 24 mars qui a déjoué tous les pronostics. Quand une loi est votée à l’Assemblée nationale en première lecture, une bonne partie de ceux qui s’y opposent baissent en général les bras. C’est exactement l’inverse qui s’est produit. Le Sénat est devenu pour beaucoup une source d’espoir…
Cet espoir n’est-il pas exagéré ? Les motions visant à écarter le texte ont été rejetées largement.
L’avenir le dira. Tant que le vote final n’est pas advenu, nous pouvons dire que les sénateurs ont les clés d’une sortie de crise. En sifflant la fin de la partie, ne rendraient-ils pas service au Président ? Ce débat s’enlise alors que d’autres sujets d’exaspération éclatent ; beaucoup de Français éprouvent un sentiment d’insécurité croissant, comme s’ils étaient embarqués sur un paquebot sans pilote. L’arrogance du pouvoir nous a beaucoup renforcés. Des personnalités influentes nous appellent pour décoder nos intentions, comme si une bonne part de la compréhension de ce mouvement social leur échappait. Les promoteurs du projet ne peuvent éternellement le minimiser. L’énergie qu’ils dépensent à mettre en avant des éléments marginaux ou caricaturaux en est le signe… Comme si la détermination paisible de l’immense majorité de nos manifestants les effrayait !
Y a-t-il deux camps irréductibles qui s’affrontent ?
Je crois que les soutiens au projet de loi s’étiolent, se dégonflent comme une baudruche. La sénatrice verte Esther Benbassa, dont les postures sont aux antipodes de l’écologie humaine, s’est publiquement plainte du manque de mobilisation dans la rue des pro « mariage pour tous ».
Certaines outrances éclatent : la sénatrice Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission Affaires sociales, a affirmé : « Ce qui pose problème, c’est cette famille idéalisée, hétéro-patriarcale, blanche de préférence, de plus en plus éloignée des réalités. » Pareille lecture idéologique de notre opposition ne trompe plus.
Jean-Pierre Chevènement s’est exprimé contre le projet, annonçant qu’il ne prendra pas part au vote. A gauche, toute une opposition au projet murmure sans pour autant oser se manifester… Mais des articles de fond commencent à fleurir qui remettent en cause la posture ultra libérale qui sous-tend la loi Taubira.
Espérez-vous un rejet du projet de loi ou des « améliorations » ?
Quelle que soit la méthode, c’est le retrait du projet qui reste notre objectif. De toute façon, le Sénat va mettre son empreinte sur le texte, en raison de ses incohérences juridiques… Il faut se rappeler que la chambre haute est marquée par des équilibres plus subtils que l’Assemblée nationale. Le sénateur est traditionnellement un législateur pointilleux. Et plus libre, moins enclin à se laisser dominer par les consignes des partis. L’exécutif a déjà plusieurs fois été contredit par un vote du Sénat, où sa majorité est faible et fluctuante.
Je crois aussi que le temps — les sondages d’opinion le confirment — joue en faveur de la réalité que nous défendons…
Quel est l’état d’esprit des sénateurs ?
Justement, beaucoup de ceux qui sont poussés à soutenir le texte par leur appartenance partisane s’avouent troublés, en privé. Particulièrement lorsqu’ils découvrent l’articulation automatique entre mariage, adoption, insémination et gestation pour autrui, comme dans un jeu de dominos…
Dans les entretiens que les membres d’Alliance VITA ont eus avec eux ces dernières semaines, nous avons découvert que certains sénateurs n’avaient pas vraiment compris que le projet de loi Taubira incluait bien l’adoption plénière. Je n’en suis pas tellement étonné : les parlementaires non spécialisés ont tendance à découvrir les sujets au moment où ils arrivent sur leur bureau. Certains élus abandonnent jusqu’au bout leur discernement à leur président de groupe…
D’où l’importance de ces démarches. Aujourd’hui, elles sont prises au sérieux par les sénateurs : les élections municipales, celles de leurs grands électeurs, approchent.
Les médias parlent de plus en plus d’une prétendue radicalisation des opposants… Qu’en pensez-vous ?
À qui la faute ? Imaginons un instant ce qu’il se serait passé si le Conseil économique et social avait rejeté une pétition réunie par un grand syndicat ayant recueilli 730 000 signatures de citoyens (le nombre a été attesté) ! Nous avons été traités comme des sous-citoyens.
Toutefois, au regard de l’ampleur des foules que nous avons entraînées, je crois qu’il faut au contraire louer l’endurance paisible des manifestants. C’est la marque de la « Manif pour tous ». Et rien ne doit nous en détourner.
C’est pourquoi nous multiplions les appels au calme. Ma conviction intime reste qu’un sentiment de paix intérieure doit être communiqué à tous, comme élément clé d’une force irrépressible. Nous pouvons légitimement ressentir de l’agacement, de l’écœurement, de la colère… Nous avons le droit de les dire, mais ce n’est aucunement une raison pour changer de posture.
Même si tout est fait pour nous faire sortir de nos gonds, il ne faut pas céder aux provocations. C’est dans la durée, en ne laissant pas nos forces s’éparpiller, se dilapider ou se faire récupérer par tel ou tel parti, que nous tracerons un chemin vers la victoire. Pas forcément celle que nous voulons pour demain, mais une plus belle encore pour le respect de l’Humanité. Patience et confiance.