Bioéthique. Après l’annonce de la naissance du premier « bébé du double espoir » français.
A quelques jours de l’ouverture du débat sur la bioéthique, le 26 janvier, naissait le premier bébé-médicament à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart. Le petit Umut-Talha, (“Notre espoir” en turc), pourrait sauver, à l’aide d’une greffe de cellule, sa sœur atteinte d’une maladie génétique grave. Une « première » qui suscite des débats éthiques. Analyse de Tugdual Derville, délégué général de l’Alliance pour les Droits de la vie.
Que vous inspire l’annonce de cette première médicale ? Bien sûr, les images d’un nouveau-né et d’une famille qui espère la guérison de sa grande sœur sont touchantes et on a presque l’impression que c’est incontestable. Or justement, c’est d’abord à l’évidence un grand coup publicitaire et médiatique. À la veille du débat bioéthique au parlement, on a médiatisé cette naissance, utilisé le registre de l’émotion, en exploitant la souffrance de la famille touchée par la maladie. Tout en réclamant une dérèglementation des pratiques…
Pourtant, il ne s’agit plus de souffrance mais d’espoir pour la famille… Nous constatons qu’il y a eu une instrumentalisation de cette histoire : elle nous est présentée comme un conte de fée miraculeux, mais on cache qu’il y a eu dix tentatives pour dix autres familles, qui ont échoué ; on cache aussi qu’à l’occasion de ces dix tentatives, plusieurs centaines d’embryons ont été conçus, triés, implantés pour certains, avec des fausses couches, et détruits.
Comment s’effectue le tri de ces embryons ? Les embryons conçus sont triés selon ce qu’on appelle le double DPI (diagnostique préimplantatoire), c’est-à-dire selon deux critères : ils doivent être indemnes de l’infection qu’on veut soigner, et compatibles immunologiquement avec le frère ou la sœur malade. On aboutit à la naissance d’un bébé, pour laquelle on se réjouit, bien sûr, mais de telle manière qu’il a fallu créer et trier de nombreux êtres humains dans toutes sortes de tentatives. Pour les autres bébés-médicaments qu’on a essayé de “créer” ainsi, ce ne sont pas des bébés du double espoir, mais au contraire des faux espoirs qu’on a entretenus pour les familles… On a joué avec elles aux apprentis sorciers.
Le bébé qui vient de naître n’est-il pas, en l’occurrence, le « bébé du double espoir », puisque les parents célèbrent en même temps la naissance du bébé et la possible guérison de sa grande sœur ? Cela semble effectivement le cas. Mais on ne peut pas taire l’instrumentalisation de sa vie, de son existence, dès sa conception. Ce petit bébé est conçu avec une lourde mission : il n’est pas forcément conçu pour lui-même, même si on peut espérer qu’il sera vraiment accueilli et choyé, il est conçu pour sauver. Et qu’il y parvienne ou pas, cela fait peser sur lui quelque chose qui n’est pas de l’ordre du respect de sa dignité. A partir du moment où on conçoit un être humain pour une action spécifique, où est la place de sa vrai dignité ? Quelles questions va-t-il légitimement se poser lorsque petit à petit il comprendra qu’il n’a pas été voulu pour lui-même mais pour un autre ? Et il le comprend sûrement, parce que la psychologie des tout-petits est extrêmement fine.
Est-on sûr que le bébé va permettre de sauver sa sœur ? A 90 %, puisque le bébé est immuno-compatible avec elle. Il ne reste qu’à espérer, et nous l’espérons bien sûr, que la greffe marche. C’est d’ailleurs assez curieux d’avoir tant parlé de cette première avant de savoir si la grande sœur avait bien été guérie ou non… Et que dira-t-on si l’espoir est déçu ?
Peut-on parler d’eugénisme ? Derrière cette naissance, que nous saluons bien sûr comme toute naissance, l’eugénisme n’est pas sous-jacent mais bien réel, dans la mesure où il s’agit de trier des êtres humains selon la mission qu’on veut leur donner. Il faut se rappeler que nous avons tous été des embryons, et qu’il y a un continuum entre l’embryon et nous-mêmes ; par chance, personne ne s’est arrogé le droit de nous trier, de nous jeter ou de nous détruire. L’embryon ne va pas se plaindre, c’est sûr, on ne l’entendra pas, il n’exprimera pas d’émotion… mais la science n’est pas digne d’elle-même lorsqu’elle se permet de s’exercer aux dépens d’un être humain.
A-t-on une alternative pour guérir un grand-frère ou une grande sœur malade ? Oui, car non seulement la disposition de la loi bioéthique du 6 août 2004, qui permet ce système de bébé-médicament, a provoqué un basculement éthique grave, mais encore elle est inutile. C’est le sang du cordon ombilical du nouveau-né qu’on a prélevé pour pouvoir faire une greffe et, on peut l’espérer, sauver son grand frère. Or, avec les banques de cordon ombilical qui sont encore insuffisamment développées en France, on peut très vraisemblablement trouver un donneur immuno-compatible avec le grand frère ou la grande sœur… c’est une question d’organisation. Et nous dénonçons, à l’Alliance pour les Droits de la Vie, le retard de la France en matière de prélèvement du sang du cordon alors qu’on a 820 000 naissances par an.
Pourquoi ne parle-t-on pas de cette alternative ? Au fond, il s’agit d’une sorte de rapt médiatique, réussi par le professeur Frydman qui s’est trouvé sur pratiquement toutes les chaînes de radio et de télévision sans contradicteur. Et s’il a dit qu’il y avait eu deux embryons implantés, et que celui qui n’était pas immuno-compatible avec la grande sœur n’avait pas survécu, il a fait silence sur le nombre réel d’embryons qu’il a fallu concevoir (ses déclarations ont d’ailleurs varié sur ce sujet) ; de la même manière, il fait silence sur les alternatives éthiques au double DPI. Or c’est une dérive très grave : on met en avant la lourde souffrance humaine d’une famille, comme un paravent pour légitimer les nouvelles transgressions. L’opinion publique est anesthésiée par une présentation édulcorée.
Propos recueillis par Marine Allabatre
Valeurs Actuelles, 09/02/2011