La situation de Vincent Lambert, cet homme de 38 ans tétraplégique depuis un grave accident de voiture en 2008 et hospitalisé à Reims, se révèle toujours plus douloureuse et complexe. Le Conseil d’Etat, dans sa décision du 24 juin 2014, a jugé qu’il était légitime d’arrêter de l’alimenter et de l’hydrater – et donc de provoquer sa fin de vie -, considérant qu’il s’agissait d’un traitement disproportionné. Le jour-même, suite au recours en urgence des parents de Vincent, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) s’est emparée de l’affaire. Elle met actuellement en œuvre une procédure exceptionnelle pour rendre son jugement plus rapidement que d’habitude, ce qui prendra cependant plusieurs mois.
L’Etat français a déposé début septembre ses conclusions auprès de la Cour, qui reprend globalement l’argumentation du Conseil d’Etat. Ce 5 septembre, la sœur et le demi-frère de Vincent lancent dans la presse un appel particulièrement émouvant, un « appel du cœur et de la raison » pour le respect de la dignité et de la vie de Vincent. Ils expliquent son parcours, son manque actuel de soins, et pourquoi personne ne peut dire aujourd’hui s’il veut réellement mourir.
Dans ce contexte, d’autres membres de la famille de Vincent Lambert et des personnalités politiques ou médicales publient ce même jour une tribune plus juridique et politique. Ils adressent à la CEDH un ultimatum assez incroyable : ils n’exigent rien de moins que l’Etat français fasse pression sur la CEDH, Cour de justice indépendante qui a autorité sur 47 Etats et plus de 800 millions d’habitants ; et si cette Cour n’obtempère pas, de passer outre sa compétence et « d’arrêter les traitements » de Vincent Lambert sans attendre, c’est-à-dire de mettre fin à sa vie.
On peut comprendre la logique de cette démarche. Elle est cohérente avec tout ce qui est entrepris par son médecin traitant à l’hôpital depuis sa première décision du 10 avril 2013, consistant à mettre en œuvre un « protocole de fin de vie » par arrêt d’alimentation et d’hydratation. Pour ceux qui considèrent que cette vie n’a plus de sens, il est urgent de stopper les recours juridiques et d’en finir au plus vite…
En réalité, cet ultimatum se révèle particulièrement choquant au niveau éthique. Selon ses auteurs, il faut « mettre en balance » d’un côté le droit à la vie d’un être humain, et de l’autre côté son droit à la dignité. Sous-entendu, si on maintient en vie Vincent Lambert, ce serait contraire au respect de sa dignité. Il subirait des violations extrêmement graves, relevant notamment de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (cet article interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants). Le seul fait de nourrir artificiellement un homme, parce qu’il ne peut plus s’alimenter par lui-même, pourrait-il donc être considéré comme de la torture ?
Plus profondément, cette opposition entre « droit à la vie » et « droit à la dignité » a quelque chose d’inacceptable pour une société soucieuse des plus fragiles. Toute personne humaine est digne, quelle que soit sa situation et son état de santé, jusqu’à la dernière minute de sa vie. Affirmer que respecter la dignité de Vincent Lambert nécessite de le faire mourir, alors qu’en réalité nul ne sait ce qu’il pense aujourd’hui, est d’une grande violence. Cette conception relativiste de la dignité est aussi la porte ouverte à tous les excès pour les milliers de personnes qui vivent depuis des années dans un état similaire.
Pourquoi un tel acharnement de certains membres de la famille à obtenir la mort de Vincent Lambert ? Des responsables politiques ou des médecins, même de soins palliatifs, ont-ils un intérêt particulier à exiger l’arrêt d’alimentation et d’hydratation d’une personne qui ne leur a rien demandé ? Pour mémoire, Vincent Lambert n’est pas en fin de vie, il est lourdement handicapé depuis plusieurs années. Peut-on vouloir à ce point le bien d’une personne malgré elle, quand ce prétendu « bien » consiste à mettre fin à sa vie ?
Le fond du problème soulevé par la situation éminemment complexe de Vincent Lambert, c’est le statut de l’alimentation pour les personnes qui ne peuvent se nourrir elles-mêmes. Que ce soit considéré comme un soin (au même titre que la toilette, le lit propre et la chambre chauffée) ou comme un traitement (parce que nécessitant une légère intervention, le plus souvent médicale, de rares fois chirurgicale), l’enjeu est finalement le même : arrêter volontairement d’alimenter une personne qui n’est pas en fin de vie relève d’une volonté euthanasique. Ce qui va sans dire va mieux en le disant.
L’appel exceptionnel lancé aujourd’hui par la sœur et le demi-frère de Vincent mérite au contraire d’être entendu. Ils demandent qu’un réel projet de vie et des soins appropriés lui soient procurés, comme en bénéficient au quotidien les 1700 autres personnes vivant des situations comparables en France. Il en va de l’honneur de la France et de sa conception des Droits de l’Homme.